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Un demi-siècle entre Newton et le maïs

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Depuis qu’il a atteint l’âge de la retraite il y a dix ans, le professeur Dumitru Furculiţă de Sadova (district de Călăraşi) fait plusieurs fois par semaine le trajet à Lozova (district de Străşeni). Dix kilomètres à l’aller et dix kilomètres au retour, que ce soit en bus, camion ou tout autre moyen de transport. Il va au Lycée où il continue d’enseigner à pourtant 72 ans. Tout comme Dumitru Furculiţă, des centaines d’autres professeurs en âge de prendre leur retraite aident les écoles à faire face à la crise aigüe de personnel enseignant. En effet, les jeunes professeurs hésitent à se faire embaucher dans les écoles en raison des salaires dérisoires.

le professeur Dumitru Furculita

Les mercredis, il n’a pas cours, voilà pourquoi nous l’avons retrouvé chez lui, à Sadova en pleine corvée des champs. Il s’est excusé de nous accueillir en vêtements de travail et en chaussures de caoutchouc. « Voilà, dans la matinée, j’ai rangé les plants de maïs », dit-il et montre de sa main calleuse la meule imposante dans le fond de sa cour, après quoi il attire notre attention, tout fier, vers de grands tonneaux au milieu de la cour autour desquels grouillent des poules, des coqs et des dindes… « Je les ai sortis de la cave pour les aérer. Ces tonneaux attendent d’être remplis de vin. Vivre à la campagne et surtout dans le Codru et ne pas avoir son propre vin, on te croirait un fainéant et même un toqué », explique en souriant le vieux monsieur qui, si on ne le savait pas professeur de physique et de mathématiques, pourrait être n’importe quel paysan d’un village moldave, fatigué par les soucis de l’automne.

«  C’est ça la vie de professeur de village, il faut tout faire : les leçons et travailler la terre », dit Dumitru Furculiţă. Il ajoute qu’il dispose de 12 ares de vignoble, ainsi que d’un lopin de terre planté de maïs et d’un verger. « Ça nous suffit, à ma femme et moi, pour manger et pour donner une partie des produits à nos enfants et à nos quatre petits enfants qui habitent en ville. Nous vendons même le petit surplus qui nous reste, autrement nous ne réussirions pas à nous débrouiller côté argent”, dit le professeur. Les deux pensions de retraite des époux Furculiţă représentent à peine deux mille Lei. Ce faisant, afin d’avoir un peu plus d’argent, mais aussi parce qu’il n’y avait pas de remplaçants, ils se sont vus contraints de continuer à travailler à l’école après la retraite. Maintenant, seul Dumitru enseigne car madame Furculiţă est tombée malade il y a un an et elle a dû abandonner.

Peu à peu, notre conversation passe de l’agriculture à l’enseignement, domaine dans lequel Dumitru Furculiţă exerce depuis un demi-siècle. « Cette année, je célébrerai mes noces d’or avec mon premier amour, l’école, et dans deux ans ce sera avec ma femme ! », plaisante M. Furculiţă. Il a rencontré Margareta, son épouse, à l’Université d’Etat de Bălţi où ils poursuivaient tous les deux des études à la faculté de physique et de mathématiques. Après, ils ont enseigné tous les deux à l’école de Sadova, lui surtout la physique, elle - les mathématiques. A l’époque soviétique, ils ont reçu tous deux encore des titres honorifiques comme Eminent de l’enseignement public et Vétéran de l’activité pédagogique pour Dumitru, tandis que madame Furculiţă a été reconnue par l’Ordre Gloire au travail.

Pendant la construction de la nouvelle école du village, Dumitru Furculiţă en a été le directeur quatre ans, après il a abandonné cette fonction pour des raisons de santé. Il est revenu un an après dans l’administration de cet établissement, en tant que directeur-adjoint, et cela pendant 25 ans cette fois. Il ne sait pas combien d’élèves il a eu en 50 ans de travail. Mais il constate avec fierté que parmi ses anciens élèves il y a des personnes connues aujourd’hui, comme par exemple, Gheorghe Susarenco, actuel vice-ministre de la Justice. « J’ai aussi enseigné à Igor Dodon (NDT : ancien ministre de l’économie, actuel membre et actif du Parti des Communistes). C’était un garçon intelligent et débrouillard, mais… Je ne veux rien dire de plus, c’est quand même mon élève !”, dit Dumitru Furculiţă.

En 2000, quand il a atteint l’âge de la retraite, il pensait se reposer et ne plus travailler. Mais cela ne s’est pas produit, car le lycée de Lozova s’est retrouvé en début d’année scolaire sans professeur de physique, le titulaire du poste étant en fait parti travailler à l’étranger. Ayant appris que je restais chez moi, la directrice de l’établissement m’a proposé du travail. « Au début, c’était difficile, car enseigner la physique et les mathématiques au lycée n’est pas comme enseigner à l’école. Mais je me suis débrouillé. » Jusqu’à l’an dernier, il enseignait 24 heures par semaine, mais cette année il a passé un accord avec un collègue moins âgé qui a pris sa retraite il y a un an seulement, ainsi chacun ne fait que 12 heures par semaine. De ce fait, il ne donne des cours que les mardis et les vendredis. « Ce n’est pas facile, car j’enseigne trois disciplines, la physique, les mathématiques et l’astronomie, dans les classes terminales. Je ne suis plus jeune, la matière est assez compliquée, les élèves ne sont plus des enfants et il faut savoir trouver la bonne manière pour aller vers eux. Je les vouvoie et je leur dis : vous êtes déjà matures et c’est vous qui décidez d’apprendre ou de ne pas apprendre. Je leur dis des blagues, je me laisse taquiner parfois, mais tout va bien », nous confesse M. Furculiţă en parlant de ses méthodes d’éducation et d’enseignement, dont certaines sont peu traditionnelles. A la première leçon d’astronomie, par exemple, ses élèves apprennent la poésie La steaua de Mihai Eminescu, qu’ils récitent et même chantent : La steaua care-a răsărit / E-o cale-atât de lungă / Că mii de ani i-au trebuit / Luminii ca să-ajungă

Jusqu’à l’étoile qui s’est levée / Il est un si long chemin, / Que la lumière mit des milliers /D’années pour nous rejoindre, enfin. (NDT : Traduction par Constantin Frosin)

« Ca, c’est de l’astronomie pure ! », explique professeur.

Il reconnaît qu’il lui est arrivé de chasser de la salle de classe des élèves très indisciplinés, mais il y ajoute : « Ce sont quand même des enfants, bien qu’ils soient deux fois plus hauts que moi, c’est pourquoi je ne leur porte aucune rancune ». Le vieux professeur considère que la plus importante qualité en pédagogie consiste à aimer les gens, en général, et les enfants, en particulier : « Bien sûr, il faut bien connaître la matière enseignée, mais tu peux être un très bon technicien, si tu n’aimes pas travailler avec les petits, il vaut mieux renoncer à l’école ».

Dumitru Furculiţă est un perfectionniste, il cherche toujours à apprendre quelque chose de nouveau, et il aime ensuite raconter aux enfants ce qu’il a appris dans les livres, les revues ou à la télévision. Il recevait la revue roumaine de physique et de chimie Evrica et la revue russe Iunîi tehnik , mais il n’a pas pu renouveler son abonnement en raison de leur coût élevé. Il reste toutefois fidèle au journal Timpul, auquel il est abonné depuis six ans et dont il collecte minutieusement les articles concernant les inventions, les découvertes scientifiques et autres curiosités. Il a chez lui beaucoup de livres bien rangés dans sa bibliothèque. « J’ai des revues en anglais, c’est ma fille qui enseigne la physique à l’Université d’Etat de Moldavie qui me les rapporte. J’essaie de les lire en utilisant un dictionnaire, et pour certains articles, je recours à l’aide des mes élèves. Je leur demande de les traduire, pas gratuitement, mais pour une bonne note ! », plaisante à nouveau M. Furculiţă qui a toujours des propos plein d’esprit. Il trouve toujours une citation ou un dicton, pour n’importe quelle situation. Ainsi, il cite Newton et Cicéron, il tire des exemples de la Bible ou encore il cite la sagesse populaire, ainsi qu’un livre acquis récemment intitulé Curiosités d’hier et d’aujourd’hui.

Je lui demande d’où lui vient une telle énergie. La réponse est immédiate : « …du cosmos, des extra-terrestres ! ». Je me mets à rire, croyant qu’il s’agit d’une nouvelle plaisanterie, mais M. Furculiţă, tout en souriant, m’explique sérieusement sa réponse : « Tout l’Univers est codifié, comme tout être humain. Nous sommes programmés pour accomplir un certain destin transcendant, tout comme le soleil ou la terre. Le soleil et la terre disparaîtront, comme les humains, quand leur mission s’achèvera ». A ma question, « Comment cette théorie s’accorde avec la physique et les mathématiques ? », le professeur me répond que Newton était croyant, mais ça ne l’a pas empêché de faire des découvertes scientifiques. Ainsi, reconnaît-il les lois de la physique et des mathématiques, mais il est enclin à croire aussi aux théories de l’existence de l’âme ou aux textes bibliques sur le Déluge entre autres.

Energique, blagueur, avec des étincelles dans les yeux et rayonnant d’un optimisme contagieux, Dumitru Furculiţă ne parait pas avoir plus de 7 décennies. Il se vante de son dernier exploit : il a grimpé à la cime d’un noyer haut de 15 à 20 mètres afin d’y cueillir les noix ! Après, il nous invite dans son jardin pour nous servir du raisin et nous faire admirer de grosses citrouilles mises dans des sacs. Sous un arbre, alors qu’on découvre une vieille balançoire, il dit : « Je l’ai faite pour mes enfants et mes petits-enfants, mais maintenant c’est moi qui m’y balance. Si je m’énerve ou si je ne trouve pas la solution d’une équation, je viens ici, je me balance un peu, je me relaxe et puis la solution me vient ». Il sourit alors d’une façon parfois difficile à interpréter, est il sérieux ou plaisante-t-il ?

Il ne se plaint pas de la vie. Il est content de ce qu’il a réussi à faire et la seule chose qu’il regrette est de ne pas avoir pu se consacrer à la recherche. Il considère aussi que les vieux professeurs devraient pouvoir rester chez eux sans contrainte, leur pension devant leur assurer une retraite calme sans devoir travailler la terre d’arrache-pied. « J’aime l’école, mais je crois que ma place n’est plus là-bas. De jeunes professeurs doivent venir me remplacer, car ils ont plus de forces et leurs connaissances sont plus à jour. Mais comment les faire venir dans les écoles si on ne leur donne pas un salaire décent et de bonnes conditions de travail ? Un salaire suffisant pour manger, vivre, acheter des vêtements, des livres…”, précise Dumitru Furculiţă. A ma question « Si les jeunes ne viennent pas, combien de temps allez-vous continuer à enseigner ? » Dumitru Furculiţă me répond « Autant que Dieu et madame la directrice me le permettront !”. Et cela, toujours en souriant.

Article par Alina Turcanu publié sur http://www.timpul.md Traduit pour www.moldavie.fr Relecture – Didier Corne Demajaux.

Le 15 novembre 2010

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