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Centenaire Kersnovskaya : Le livre - monument de la culture européenne Interview avec Aurel Marinciuc

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Descendant d’une famille d’intellectuels du département de Soroca, Aurel Marinciuc est docteur en sciences physiques et mathématiques et il continue à enseigner, à ses 76 ans, la mécanique théorique à l’Université Technique de Chisinau. L’une de ses passions est de faire connaître et mettre en valeur la personnalité d’Eufrosinia Kersonovskaya, une personnalité d’un grand courage qui par ses mémoires et ses dessins, faits en cachette dans la période staliniste, a élevé un monument d’une résistance humaine unique.

-Monsieur Aurel Marinciuc, on est convenu de discuter à propos du phénomène de la personnalité de Soroca - Eufrosinia Kersnovskaya.

 Sans doute, la vie de cette femme est-elle un phénomène singulier dans le monde. Si on se rapporte au lieu où j’ai vécu à une certaine période, je peux vous assurer que, dès sa jeunesse, cette femme est devenue une célébrité de la ville de Soroca.

Les plus vieux citadins m’ont décrit ses escapades dans la ville : elle apparaissait sur un magnifique cheval, le fusil sur l’épaule, le revolver à la hanche, et à la selle elle avait attachés trois ou quatre lapins et autant de canards tués, gibiers qu’ Eufrosinia offrait comme cadeaux aux amis ou parents. Les paysans s’étonnaient : comment une demoiselle, fille de boyards, marchait-elle nu-pieds derrière la charrue, fauchait les graines ou le foin, concourant avec les hommes ? Elle trayait les vaches, elle décrottait, elle châtrait les cochons, greffait les arbres fruitiers. Elle était le „fermier universel”. En même temps, elle connaissait la littérature universelle, la musique classique, elle peignait. Elle parlait neuf langues, parmi lesquelles l’hébreu et le tsigane- des langues nécessaires dans notre ville. J’étais petit en ce temps-là (8 à 9 ans, à la veille de la guerre). Mais ultérieurement j’ai étudié connaissance son œuvre entière ; j’ai retrouvé à Soroca les endroits que j’aimais. J’ai trouvé une douzaine des personnes, dont le nom me disait des choses : les professeurs de ma mère du Lycee "Domniţa Ruxanda" qui étaient les amies de la mère d’Eufrosinia (qui a été aussi professeur d’anglais et de français dans les lycées de la ville).

En 1943-44, j’étais élève au lycée technique situé sur la colline de Soroca. Quand Eufrosinia racontait comment elle travaillait comme gardienne à la ferme du lycée et labourait avec la charrue traînée par les bœufs etc., je me rappelle les pratiques agricoles de l’automne du 1943 dans les endroits où a passé notre héroïne.

 Quelle ascendance E.Kersnovskaya avait-t-elle ?

-Son père, Anton Kersnovski, était le fils d’un comte polonais (colonel, ingénieur militaire qui a construit le pont de Bekir) et de la baronne autrichienne Elena von Buhentaldt (tous les deux ont été enterrés à Ocolina, avant- département de Soroca). Sa grand-mère maternelle était la géorgienne Eufrosinia Gianguli et le grand-père - Alexei Cara-Vasile (d’origine grecque-macédoine -roumaine) a été député dans le Parlement de la Roumanie (jusqu’en 1878), maire de Cahul et député dans la Douma du tsar russe. Son arrière-grand-père, Dumitru Cara-Vasile, a été le fondateur de la ville de Cahul, membre du Conseil ad-hoc auquel on doit l’Union des Principautés (l’année 1859). Et l’arrière-grand-père, Ioan Cara-Vasile, a été le dirigeant de la communauté grecque de Constantinople et il a été pendu (avec le patriarche) au candélabre de la Cathédrale, justement le jour de Pâques, en 1821, quand la révolte grecque « ETERIA » a commencé (révolte déclenchée à Chisinau aussi). Ces deux martyrs ont été canonisés par l’église grecque. Le frère d’Eufrosinia, Anton Kersonovsky, est devenu à Paris un historien militaire renommé.

  • Il est impressionnant de prendre connaissance de son œuvre

 Le texte intégral des Mémoires (sans dessins) occupe 6 volumes, au total 1888 pages. Mais elle est aussi l’auteur de 700 dessins en couleurs, dans lesquels elle a exprimé tout ce qu’elle a vu. Puis, craignant de perdre ce grand ouvrage, elle a fait cinq (je dis bien - cinq !!!!) copies du texte et de tous les dessins. Elle a caché ce trésor chez des amis : un complet chez l’artiste Zinovi Gherdt ; un autre- chez des amis d’Estonie, etc.

 Je me rappelle le premier article dans le magazine « Ogoniok » (janvier 1990, 64 dessins) et les mémoires dans la revue “Znamea" (surtout, la partie consacrée à la Bessarabie et à l’évasion de la taïga). Qu’est-ce qui a suivi après ?

 On va commencer par ce qui s’est passé avant. En 1987, Eufrosinia a eu une attaque cérébrale-elle a perdu la voix, et ne pouvait plus bouger. Dans les milieux dissidents de Moscou, on connaissait Eufrosinia. Le mathématicien Igor Ciapkovski (un proche de l’académicien Saharov) a envoyé sa fille, Daşa, une élève de 9-ième classe, à Esentuki. Cette fille s’est attachée à Eufrosinia et elle est restée avec celle-ci pendant sept ans - jusqu’au décès d’Eufrosinia (le 8 mars 1994). Alors, Eufrosinia se remettait un peu-elle parlait très mal, se déplaçait à l’aide des béquilles- et puis elle a laissé tout son héritage à Daşa, en lui transmettant aussi les droits pour ses œuvres.

  • A Moscou, on a constitué la fondation „Kersnovskaya" qui a édité deux grands albums (1991) - en russe et en allemand. A Paris, en 1994 a paru un album parfait, en français (300 dessins).
  • En 2001, on a imprimé les 6 volumes du texte des Mémoires avec le titre "La valeur de la vie humaine".On a édité encore une variante abrégée pour les écoles (2004). On a monté aussi un film documentaire. Mais chez nous on n’en parle pas. Parfois, les habitants de Soroca s’intéressent à tout cela. En 2004, j’ai proposé à Valeriu Pasat de se procurer les dossiers des deux procès judiciaires (de 1943 et 1944) d’Eufrosinia Kersnovskaya. En novembre 2004, monsieur Pasat m’a téléphoné et m’a dit qu’il avait trouvé les dossiers de madame Kersnovskaya et qu’il y avait un grand projet : l’édition d’un album contenant le texte intégral et tous les dessins d’ Eufrosinia.

En novembre 2005, j’ai eu comme hôtes chez moi, Daşa Ciapkovskaya (la fille qui a soigné madame Eufrosinia les sept dernières années ) et Galina Atmaşkina qui est la rédactrice de l’œuvre intégrale d’Eufrosinia. J’ai été à Soroca, à Ocolina, et à Cahul. J’ai rencontré dix familles des compagnons de wagon de notre héroïne ou des personnes qui ont connu madame Eufrosinia avant la guerre (Ala Croitoru-Rotaru, Elena Ţuiu ; Virginia Prepeliţă, Agnesa Griţic-Joianu, Ludmila Gluşchevici, Nadejda Landcovscaia et d’autres).

Les dames de Moscou m’ont raconté que monsieur Valeriu Pasat avait convaincu le magnat russe, Anatol Ciubais, d’éditer l’œuvre intégrale de notre Eufrosinia. Résultat : en automne de l’an 2006, a paru un livre gigantesque. Ce livre a été présenté à l’exposition des livres de Francfort et a produit une impression extraordinaire. Monsieur Ciapkovski (le président de la fondation ”Kersnovskaya" de Moscou) m’a téléphoné et m’a dit que de grands éditeurs d’’Occident avaient proposé de déclarer ce livre „monument de la culture européenne”. Et ils avaient demandé qu’il soit édité dans toutes les 25 langues de l’Europe. Récemment, j’ai appris de monsieur Pasat qu’on travaille d’arrache-pied sur les versions française, anglaise, allemande, espagnole et italienne du livre.

Eufrosinia a attiré l’attention du monde entier sur la Bessarabie (et sur notre ville patriarcale de Soroca). La première partie du livre s’appelle "L’invasion en Bessarabie"(à propos, ce fragment a paru en roumain dans la revue „Columna",1990,numéro 6, traducteurs E. Spânu et A. Alici).

 Comment commémore-t-on le centenaire d’Eufrosinia Kersnovskaya ?

 Son anniversaire est marqué le 6 janvier. A Moscou, le 29 janvier, aura lieu une conférence spéciale consacrée à la vie et à l’œuvre d’Eufrosinia. J’espère y participer avec une communication. J’ai préparé un ensemble de 80 planches que nous allons montrer au grand public fin février (à la Bibliothèque Nationale, à l’Union des écrivains et partout où nous serons accueillis - y compris à Soroca, Ocolina, Cahul, dans les universités). Peut-être, réussirons-nous à éditer le matériel sous forme de livre (150 photos d’Eufrosinia, parents, amis, collègues de goulag, autres vicitimes de Soroca, etc.,ainsi que ses 120 dessins).

 Sa vie et son œuvre, c’est un univers que l’on est obligé de connaître…

 Elle a été une optimiste incorrigible, travailleuse et audacieuse, fière et intelligente. Si elle était attaquée (par des bandits ou des gardiens), elle pouvait se défendre à l’aide de ses forts poignets, même si après elle était torturée dans des cachots. Elle a aidé et défendu les plus faibles. Elle aimait la vérité et elle n’avait pas peur de la dire. Quand elle n’a plus voulu subir la faim et le froid, les insectes et la cruauté de l’administration- elle s’est évadée et a traversé toute seule les forêts et marécages sauvages, faisant un long chemin de 1500 km (jusqu’à ce qu’elle fût prise).

A 60 ans elle a fait une course en vélo, en parcourant un long chemin de 6000 km sur la route Esentuki-Moscou-St. Petersbourg -les pays Baltes et de nouveau Esentuki. Pour son centenaire, je prépare une exposition dédiée à notre fameuse bessarabienne. J’ai oublié de vous dire que j’ai trouvé des parents de sa famille à Bucarest, à Petroşani, à Galaţi, à Drochia, au Kurgan et dans toute la Sibérie.

 Est-ce que Eufrosinia est jamais rentrée dans sa maison ?

  • Oui, une seule fois-en juillet 1957. Elle a trouvé sa maison démolie, les arbres coupés, et là où il y avait autrefois un coin de paradis- elle n’a trouvé que du cresson et des orties. Elle a pris une poignée de poussière du tombeau de son père et n’y est plus jamais revenue. Mais elle avait encore un motif pour ne pas y retourner : elle a été détenue politique et elle a été toujours poursuivie. Elle s’est cachée aussi loin qu’elle a pu, pour cacher son œuvre. Elle a eu deux grands bonheurs : le premier -de revoir sa mère après 18 ans et de la ramener chez elle (1960-1964). Et le deuxième - de tenir dans ses mains ses albums et ses livres. Elle est partie tranquille dans l’autre monde parce que son œuvre a commencé à se diffuser dans le monde entier.

Interview par Rodica Mahu, publiée sur http://www.jurnal.md/. Traduction - Sylvia Mudrenco, élève en IX-ième, Lycée Théorique „Ioan Voda” de Cahul membre de Junact. Relecture - Michèle Chartier.

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