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Grand-mère

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(Une histoire réelle connue depuis Mihai Bradescu, le fils de Boris Bradescu du village de Ţânţăreni, district de Teleneşti)

Les ténèbres de la nuit luttaient contre la lumière du jour, mais finalement elles ont cédé et voilà que le soleil se lève. Quatre charrettes chargées de diverses liasses allaient de Gura Camencii vers Floresti. Une trentaine de paysans, femmes et hommes, vieux et jeunes, marchaient derrière. Personne ne semblait être ensommeillé. Etrangement, d’habitude ceux qui allaient au marché dimanche matin étaient somnolents et baillaient. Mais cette fois-ci, tous avaient les yeux grand ouverts, effrayés, ils marchaient en silence, seules les femmes soupiraient. Ils ont été enlevés à l’aube par un officier et trois soldats soviétiques, ceux-là étaient en train de raconter des blagues et de rigoler dans la voiture décapotable qui roulait derrière le convoi.

En fait, eux, ils n’étaient pas les derniers. Il y avait un chien qui courrait derrière. Il ne restait personne à la maison, et comme il n’y avait plus rien à surveiller, le chien a suivi ses maîtres. La file de gens avançait doucement, et le chien dut faire un trajet sinusoïdal deux fois plus long en traversant le chemin d’un bord à l’autre.

Leur chemin s’arrêta à la gare de Floresti. Dans la ville, la colonne avançait plus vite que sur les collines, sans s’arrêter nulle part.

Dans la gare, il y avait un vacarme inouï. On n’entendait même pas le bruit de la locomotive qui avait dix wagons, il y avait des gens qui maudissaient, des soldats avec des armes et des chiens qui aboyaient, des cris, des sanglots, des sifflements. Les nouveaux-arrivés se sont effrayés davantage, les femmes soupiraient plus profondément.

L’officier a ordonné aux soldats de surveiller les paysans pour qu’ils ne s’enfuient pas, puis il a disparu dans la foule.

Peu après il est revenu.

  • Voici, qu’est arrivé le temps de travailler avec vos mains de koulaks, sans l’aide des serveurs, pour votre pays soviétique. Notre maître et guide immortel, Staline, vous donne la chance de vous racheter. Ecoutez l’ordre : voyez-vous les trois arbres là-bas ? Sous le premier restent les personnes âgées, sous le deuxième, un peu plus loin - les jeunes, et sous le troisième, les femmes avec leurs enfants. Est-ce que c’est clair ? Exécutez !

A ce moment-là, les femmes se mirent à pleurer, elles ont rassemblé leurs enfants près d’elles, et elles ont embrassé leurs maris et leurs proches. Les soldats tentaient de les amener aux endroits indiqués. En cinq minutes, les armes et les chiens firent leur mission et les villageois se regardaient les uns les autres en dessous des arbres, car peut être ils se disaient adieu pour toujours. Quand leur tour est arrivé, ils furent amenés sur le quai, entourés par les soldats et les chiens, un par un, ils montèrent dans les wagons.

  • Plus vite, plus vite ! criait l’officier.

Les soldats étaient rangés en deux lignes : d’abord ceux sans chiens, qui poussaient les gens à monter plus vite, et ensuite ceux avec des chiens qui surveillaient que personne ne s’approche des wagons.

Le chien du village, arrivé à la gare, s’est précipité vers ses maîtres, qui étaient déjà montés dans le wagon. Mais d’un coup, il fut chassé par les chiens des soldats. Il n’a pas réessayé, les chiens militaires étaient beaucoup plus méchants.

Une femme âgée s’approche de l’officier.

  • Laissez-moi aller dans ce wagon, tous mes proches sont là-bas.

L’officier sort une liste :

  • Comment t’appelles-tu ?
  • Tecla est mon prénom, Tecla.
  • Le nom de famille ?
  • Cornovan.

L’officier passe son doigt sur la liste et dit :

  • Tu n’es pas dans la liste, vas t’en.
  • Comment ça, je ne suis pas dans la liste ? Tous mes proches sont là-bas. Laisse-moi passer.
  • Tante, réjouis-toi plutôt, tu n’es pas sur la liste. Tu ne comprends vraiment pas ce qui se passe ? Rentre à la maison.

La femme s’éloigna déprimée. A ce moment-là, un sergent approcha de l’officier.

  • Lieutenant, dans le troisième wagon une femme enceinte est morte. On fait quoi avec la liste ? On a besoin d’une autre personne encore.
  • Je disais d’enlever les gens avec circonspection, voilà ce qu’il nous arrive. On ne va pas retourner dans les villages pour une seule personne, et l’officier commença à se frotter le front avec la main : quoi faire ? Attends, il y avait une mamie par ici. Elle voulait absolument monter dans le wagon. Où est-elle ?

Devant la gare un homme balayait.

  • Tu n’as pas vu par hasard une grand-mère par ici ?
  • Bah, la voilà, sous un arbre caressant un chien.

L’officier courut rapidement vers la femme et lui dit :

- Tu disais que tu voulais monter dans le wagon avec les tiens ?

  • Oui, s’éclaira le visage de la femme.
  • Allons.

La grand-mère monta dans le troisième wagon. Le chien, voyant que les soldats avec les chiens s’éloignaient, se précipita vers Tecla. Mais l’officier lui donna un coup de botte. En jappant, le chien se retourna et se mit sur le chemin poussiéreux de retour dans le village d’où furent enlevés ses maîtres. En même temps, le train accélérait, en emmenant Tecla, ses compagnons, et beaucoup d’autres paysans de nos villages, à l’autre bout du monde, dans un calvaire d’où, ceux qui ont eu la chance de survivre, sont revenus à la maison seulement après la mort de Staline, professeur et « papounet » immortel.

Article de Igor Grosu, repris sur le site http://www.timpul.md

Traduction - Ana Aconi, membre de l’Association « Junact ».

Relecture - Aurélie Bouffard.

Le 23 novembre 2011

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