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Mihai Grecu, le peintre qui avait du guignon

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Les passionnés pour la peinture d’une vingtaine de pays, à partir du Japon jusqu’aux Etats-Unis, où le remarquable peintre moldave Mihai Grecu a présenté ses expositions de peinture, jouissant tant de l’appréciation de ses collègues, que des critiques d’arts, connaissent peu ou presque rien concernant le drame de la vie de cette personnalité dont les œuvres ont été incluses dans plusieurs encyclopédies d’arts plastiques. Ce fut l’unique peintre moldave qui ait remporté le Prix d’Etat de l’URSS.

Mihai Grecu

Sa mère Ana Grecova, une Bulgare âgée de 16 ans, l’a abandonné à sa naissance. (Ultérieurement, ayant reconnu sa grande faute d’adolescence, elle a adopté un garçon qu’elle a appelé Mihai, en souvenir de son premier enfant.)

Le bébé fut par hasard trouvé par un villageois de Tașlâc, Grigore Pascaru, qui était marié avec une Allemande, Elena. Les Pascaru avaient déjà 5 enfants. L’Allemande Elena l’appelait doucement « mein kleiner Micha » (mon petit Micha), mais, à cause de la pauvreté, quand Mihai avait 10 ans, le couple l’a confié à un orphelinat de la ville de Cetatea Albă (actuellement, la ville ukrainienne de Belgorod-Dniestrovski). Son père biologique, prêtre – un homme sans Dieu dans l’âme – ne l’a jamais reconnu et ne l’a aucunement soutenu.

Le directeur de l’Ecole Normale de cette ville-là, Nicolae Țane, a été le premier à découvrir les capacités remarquables de Mihai Grecu (le garçon a pris la version roumainisée du nom de famille de sa mère). Une personne très généreuse et très cultivée, Țane est devenu le mentor du jeune peintre. Il a aussi acheté plusieurs de ses toiles, ayant payé pour un de ses tableaux une somme fabuleuse à cette époque-là : 500 lei d’argent.

C’est grâce aux démarches de Țane que le jeune peintre a été admis au cours d’été de Baltchic, en Bulgarie, déroulés sous le patronage de la Reine Maria, puis à l’Académie de Beaux-Arts de Bucarest où il a fait la connaissance de plusieurs peintres de Roumanie dont il a beaucoup appris.

C’est l’amour qui a emmené Mihai Grecu en Bessarabie soviétique – il aimait une belle fille, Fira, mais, étant Juive, elle était persécutée en Roumanie (c’était l’entre-deux-guerres). Les deux amoureux ont voulu s’échapper à une dictature, mais … ils sont tombés sur une autre, celle stalinienne, qui les a déportés au-delà de l’Oural. Mais, malgré toutes les difficultés, ils sont restés toujours ensemble et seule la mort les a séparés. Tous les deux, ils ont été enterrés à Chișinău.

L’amitié du soussigné avec les Grecu, y compris avec leur fille, Tamara, et leur gendre, le talentueux peintre Dumitru Peicev, auxquels s’ajoute la génération des années ’60 : des écrivains, des musiciens, des peintres, des médecins, des savants, des hommes de théâtre, etc., a duré un demi-siècle. Les ateliers de peinture de Mihai Grecu, Igor Vieru, Valentina Rusu-Ciobanu, Gleb Sainciuc, Maria Răcilă étaient comme une Académie de la Culture que plusieurs personnalités fameuses étrangères ont visitée : Marcel Marceau, Vladimir Streinu, Arcadie Raïkin, Ion Popescu Gopo, Jean-Paul Sartre et beaucoup d’autres.

C’est grâce à Mihai Grecu que j’ai pour la première fois appris le nom de Constantin Noica, avec qui le peintre menait un dialogue philosophique de longue date, par l’intermédiaire des lettres. Le remarquable peintre était aussi un bon connaisseur de la musique (il jouait du violon), de la littérature, du théâtre. Ion Ungureanu, le metteur en scène principal du Théâtre Luceafărul, a invité Mihai et Fira Grecu à s’occuper de la scénographie et des costumes pour le mémorable spectacle Chirița în provincie de Vasile Alecsandri.

Mihai Grecu était fier d’être un artiste, mais il disait qu’il était un guignoniste, comme le personnage de Chaplin.

Une preuve. Je ne me souviens plus quelle année, Ivan Ivanovici Bodiul (le premier secrétaire du Parti Communiste de la République Soviétique Socialiste Moldave –note du traducteur) a été candidat au titre de Héros du Travail Socialiste de l’URSS. Le Ministère de la Culture, oubliant les nombreuses remarques critiques faites à l’adresse des œuvres de Mihai Grecu à plusieurs congrès et réunions idéologiques, lui a commandé un grand portrait du Premier Secrétaire du Parti Communiste moldave et de le représenter avec l’étoile de Héros sur sa poitrine.

Voyant le portrait, j’ai été tout à fait confus. Sur la poitrine de Bodiul, juste près du cœur, il y avait un trou grisâtre, non-atteint par le pinceau, de la taille d’un paquet de cigarettes Kazbec. J’ai bien sûr été curieux de savoir ce que cela voulait dire.

  • C’est la place de l’étoile de Héros qui peut y être, mais qui peut aussi ne pas y être. C’est Moscou qui va le décider aujourd’hui. Tiens, j’attends leur décision, le pinceau à la main. S’ils disent oui, je fais immédiatement l’étoile en or, sinon, je ne la fais pas !

Vasilii Cherbitski, Premier Secrétaire du Parti Communiste de l’Ukraine, membre du Bureau du Comité Central du PCUS, s’est opposé à la décoration de Bodiul, motivant sa position par le fait que la Moldavie n’avait pas produit autant de milliers de tonnes de grappes de raisin que Bodiul avait rapporté et qu’il avait acheté une partie de la production de raisin à d’autres républiques soviétiques. Par conséquent, Ivan Ivanovici n’ pas reçu l’étoile tellement convoitée…

Le lendemain, le portrait de Bodiul restait sur le chevalet, avec le même trou près du cœur.

  • Qu’allez-vous donc faire de ce trou ? ai-je demandé au maître. Peignez-le.
  • Non ! En automne, on ne peut pas trouver une grappe de raisin en Moldavie, car Bodiul envoie tout en Russie. Sans cette situation, je n’aurais jamais eu l’idée de peindre un communiste sans cœur. Je vais laisser ce portrait comme ça.

Quelque temps plus tard, des voleurs ont pillé l’atelier de Mihai Grecu. La seule chose disparue fut le portrait de Bodiul !

Une autre preuve de son guignon. Pendant l’époque soviétique, l’Union des Peintres a tenu une réunion de parti ouverte. Lors de cette réunion-là, les peintres-communistes ont voté à l’unanimité pour l’exclusion des peintres Filimon Hămuraru et Vladislav Obuh de l’Union des Peintres pour dilapidation de l’argent de cette Union. Mhai Grecu, qui n’était pas membre du Parti Communiste, a eu pitié de son plus jeune collègue, Hămuraru, car celui-là, membre du parti, allait aussi subir une sanction « sur la ligne du parti ». Grecu a donc demandé la parole pour aider son collègue. Dans son discours, il lui a attribué sa propre biographie, y compris les insultes subies en tant que bâtard et toutes les misères endurées à l’orphelinat de Cetatea Albă, l’humilité subie de la part de son père-prêtre qui ne le laissait entrer dans sa cour. Puis, il a parlé de l’héroïsme dont Hămuraru a fait preuve à la frontière de la patrie soviétique, dans les montagnes du Tadjikistan etc., etc. Finalement, son discours étant tellement convainquant, les participants à la réunion ont une nouvelle fois voté, à l’unanimité, cette fois-là pour le pardon de Hămuraru. Il n’a pas reçu au moins un avertissement.

Puis ce fut le tour de Vladislav Obuh d’être la cible des discussions. Le premier qui a opté pour son exclusion de l’Union des Peintres a été … devinez qui ? Filimon Hămuraru ! Mihai Grecu, choqué, s’est levé et s’est écrié :

  • Eh, Filimon, toi qui continue à vivre avec des parents ! Tu n’as jamais été un seul jour à l’orphelinat, ni dans l’armée. Jeune home, j’ai menti, en inventant tout cela, afin de te sauver. Comment peux-tu faire le juge maintenant contre ton collègue ???

Filimon Hămuraru lui a répondu, calmement et sereinement :

  • Camarade Grecu, vous qui êtes venu de Roumanie, considérez-vous les communistes comme des idiots qui ne savent pas pour quoi ils votent ? Ils m’ont pardonné, donc je peux maintenant critiquer n’importe qui. Je suis déjà une personne honnête.

Le maître Grecu a haussé ses épaules et, défait, a quitté la réunion.

… J’aurais aimé être, moi-aussi, guignoniste comme le maître Grecu.

Texte d’Andrei Strâmbeanu, écrivain

Pages du livre en cours d’édition Souvenirs au hasard

Article repris sur http://www.timpul.md/articol/100-de-ani-de-la-naterea-pictorului-mihai-grecu-artistul-ghinionist-95578.html

Traduit pour www.moldavie.fr

Le 6 août 2016

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