Article par Julien Danero, repris sur le site http://voyages.liberation.fr/jeunesse-dun-tour-du-monde/petit-apercu-de-la-culture-gagaouze
Indépendante depuis 1991, la République de Moldavie a dû composer avec ses minorités. Parmi celles-ci, les Gagaouzes, population turque convertie à l’orthodoxie, au sud du pays, disposent d’une région autonome et y assurent le développement d’une identité nationale particulière.
Récit d’une journée improvisée à Ceadîr-Lunga, capitale culturelle de la Gagaouzie.
A Chisinau, capitale de la Moldavie, pour quelques semaines, je décide un jour de suivre Veronica, une amie moldave rencontrée un an plus tôt à Bucarest, chez un écrivain qu’elle connaît bien, Andrei Burac. Après nous avoir parlé de la culture et de la littérature nationale, celui-ci dévie la conversation sur les nombreuses minorités du pays. Il s’attarde alors sur l’une d’elles en particulier, les Gagaouzes : une population turque convertie à l’orthodoxie, habitant principalement le Bugeac, grande plaine du sud de la République. Ayant subi une russification intense à l’époque soviétique, la minorité a aujourd’hui renoué avec son passé et s’attelle à faire revivre sa langue et son identité particulière. L’intérêt est éveillé, ni Veronica ni moi n’avons jamais mis le pied en Gagaouzie, le départ est prévu pour le dimanche suivant.
Destination de vacances appréciée de la nomenklatura soviétique et présentée par la propagande comme un « écrin fleurissant, niché sur des collines riantes le long du Dniestr, où de joyeux paysans récoltent les fruits de la moisson pour les autres peuples frères de l’Union », la Moldavie accuse aujourd’hui le coup. Un vieux bus bondé part plusieurs fois par jour de Chisinau et met plusieurs heures à parcourir la centaine de kilomètres jusqu’en Gagaouzie. Munis du nom de la directrice du théâtre national gagaouze, Valentina Uzun, que l’écrivain a rencontrée il y a quelques années, nous partons au petit matin. Région la moins développée de la république à l’époque soviétique, la Gagaouzie l’est toujours à l’heure actuelle, et le trajet jusque Ceadîr Lunga, la capitale culturelle gagaouze, s’en ressent.
« Je pensais que vous parliez anglais »
Plutôt qu’à une ville, Ceadîr-Lunga ressemble à un bourg, les maisons basses se répartissant sur deux collines reliées par une grande avenue principale, déserte sous le soleil de midi. D’un côté, la place Lénine dont la statue, contrairement à celle de Chisinau, n’a pas été déboulonnée, de l’autre, le centre-ville, avec l’administration communale et le théâtre national. Si c’est dans la ville voisine de Comrat que siège la seule université du pays à dispenser des cours en gagaouze, Ceadîr-Lunga s’enorgueillit de la présence du théâtre national gagaouze, où les pièces se jouent en gagaouze et en russe.
La ville compte quelques restaurants aussi, aux terrasses vides. Les plats servis sont d’inspiration russe et ressemblent à ceux de Chisinau. La serveuse de l’« Elite » s’adresse aux deux étrangers en russe et arbore un sourire amusé quand elle se rend compte que la langue qu’ils utilisent n’est autre que la langue officielle de l’Etat, le moldave. Cette langue, que j’ai apprise à Bucarest, n’est au plus qu’un dialecte du roumain, mais en Moldavie, les autorités suivent la vision de l’Union soviétique, qui a légitimé son ancienne tutelle sur la région en affirmant que le roumain et le moldave étaient des langues différentes. La serveuse nous explique alors en russe : « Non, ici, on ne parle pas moldave, vous pouvez me parler en russe ou en gagaouze, mais je pensais que vous parliez anglais. » La Gagaouzie semble donc loin de Chisinau, les politiques de la capitale de la République n’ont que peu troublé les habitudes locales.
Identité et culture oubliées
En effet, après l’indépendance et un mouvement de renaissance nationale de la majorité moldave de la population, la région de Transnistrie, peuplée majoritairement de russophones, fait sécession, usant de l’argument ethnique pour cacher des intentions économiques, mafieuses et politiques. La guerre civile des années 1991 et 1992 ruine l’économie nationale qui ne s’est toujours pas relevée. A la même époque, la Gagaouzie, encore moins connue, se proclame elle aussi indépendante. D’un côté, la Transnistrie est aujourd’hui indépendante de facto, Chisinau n’exerçant plus aucun contrôle sur les affaires de la région reconnue de la seule Russie. De l’autre, un arrangement a pu être trouvé dès 1995 pour la Gagaouzie, lorsqu’une loi spéciale a accordé une autonomie principalement culturelle à cette région intégrée dans la république multiculturelle et multiethnique de Moldavie. Les Gagaouzes ont ainsi lutté pour la reconnaissance de leur identité et de leur culture qui avaient été largement mises de côté à l’époque soviétique, la langue gagaouze ayant d’ailleurs été retirée du programme des écoles de la région dans les années soixante. L’autonomie garantie par Chisinau a donc satisfait les demandes locales et a permis d’apaiser les tensions. Aujourd’hui, La Gagaouzie compte trois langues officielles, le gagaouze, le russe et le moldave. Ainsi, plus personne dans la région ne s’interroge sur l’appartenance du peuple gagaouze à la nation multiculturelle moldave, mais les problèmes d’avant ne sont pas pour autant résolus. La vie culturelle est réduite, tant le manque d’argent est grand.
Le théâtre est fermé, et le semble depuis longtemps. Le gardien explique où trouver sa directrice : à l’hospice, derrière la place Lénine. Veronica achète des bonbons « bien mous » pour la vieille dame, partant du principe qu’« aucun de nous deux ne peut être sûr de son état de santé ». Arrivés à l’hospice, on nous indique la maison de « Madame Valentina » : juste derrière. La directrice n’est pas chez elle, mais son mari, la trentaine, installe devant la télé les étrangers qui ne s’étaient même pas annoncés. Quand elle arrive, Valentina Uzun accueille avec un vin rouge sucré et un fromage gagaouzes, tout en s’excusant de ne pouvoir mieux recevoir. La directrice n’est pas une vieille dame, Veronica n’a seulement pas compris l’accent russe particulier du gardien.
Le théâtre national gagaouze ne correspond pas encore aux standards techniques recommandés par Chisinau et même s’il a été promu « national » pour satisfaire les besoins culturels locaux, il ne peut bénéficier de l’aide du pouvoir central. On y joue néanmoins quelques pièces, la plupart en gagaouze sous-titrées en russe, et la troupe locale a participé à divers festivals nationaux ou turcs, le gagaouze descendant en ligne directe de la langue turque.
La directrice explique en russe : « On a voulu l’autonomie pour préserver notre culture particulière, et on l’a obtenue. Aujourd’hui, face à l’immensité des problèmes économiques, la culture n’a pas la priorité. On manque d’argent à Chisinau, on manque d’argent à Comrat, les fonds garantis n’arrivent pas, et le théâtre que je dirige en fait les frais. Mais on s’accroche, et on propose des pièces du répertoire national et local. »
Moldave, gagaouze, russe et anglais
Dans l’enseignement, le problème se répète. Le gouvernement a promis de financer l’enseignement des trois langues de la région, ainsi que de l’anglais, pour ouvrir à l’international. Mais les professeurs de gagaouze et de russe de la région sont les moins formés du pays, les professeurs de moldave font défaut et ne répondent pas aux besoins. De plus, les enfants étudient quatre langues en même temps et maîtrisent alors difficilement une autre langue que le russe, parlé tant à la cour de récréation qu’à la maison, mélangé à quelques mots de gagaouze. Le baskan, le gouverneur de la région, a donc demandé à Chisinau d’envoyer plus de fonds. Mais les tâches à accomplir sont tellement nombreuses que l’on ne sait par où commencer.
La situation gagaouze est à l’image de celle de toute la Moldavie. Les élites reconverties à la démocratie après 1991 n’ont pu redresser la situation économique du pays. La Moldavie l’emporte devant l’Albanie et la Bosnie au rang du pays le plus pauvre d’Europe. Les forces au pouvoir depuis 2001 se revendiquent comme des « néo-communistes », alliant le meilleur de l’époque soviétique au meilleur de l’époque actuelle, mais elles n’ont pas sorti le pays du marasme comme elles l’avaient promis. Les élections parlementaires de l’an prochain montreront si la population fatiguée accordera encore sa confiance aux mêmes dirigeants. En attendant, malgré l’immigration massive, malgré qu’un journaliste américain ait fait de la Moldavie le pays le plus triste du monde, des pièces de théâtre en gagaouze continuent de s’y jouer. Madame Valentina nous conduit à la gare routière, après nous avoir offert une cassette d’un chanteur gagaouze apparemment très populaire. Le dernier bus part à 16 heures, Veronica et moi ne devons pas le rater.