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La Baronne perchée de Soroca

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Sous le fuseau moldave, le temps des gitans ne bat pas plus vite qu’en Roumanie. La trotteuse sociale est ici aussi à l’arrêt, pour une communauté qui inspire au mieux désintérêt, sinon méfiance. Les autorités de Chisinau, capitale de la Moldavie, jouent la montre pour ne pas se faire remonter la pendule en aiguillant les curieux vers la colline de Soroca… Où vit la communauté tsigane dans une relative aisance, sous la charpente d’incroyables palais sortis des fantasmes de leurs occupants.

À la bonne heure, celle d’un thé-cognac sur une terrasse pluvieuse, en compagnie de « Madame la Baronne » des tsiganes.

« Une soupière. Elle faisait partie d’un service en porcelaine de Staline. Et vous avez vu les voitures dans la cour ? L’une d’elle appartenait à Iouri Andropov, l’apparatchik soviétique. » Dans le tourbillon des présents protocolaires offerts à son baron et mari Artur, Layla Cerari soulève et désigne, ouvre les alcôves de son « palais » qu’elle présente, amusée, aux visiteurs. Le balcon du deuxième étage fait face à une dizaine de bâtisses qui se font la nique, se tutoient de briques et de brocarts fastueux, se toisent d’une audace architecturale ou deux, dardent leurs dômes ferrailleux. Fantasmées et fantasmagoriques, les mystérieuses villas de la colline gardent une frontière non moins baroque.

De l’autre côté du fleuve Dniestr, l’Ukraine se dessine quand la tumultueuse république autoproclamée de Transnistrie vous ferme les bras. « Ne prenez pas de photos du fleuve ici, il y a un bac post-frontière en face et les Transnistriens ont la gâchette facile », modère Ion. Le jeune photographe, à mi-chemin dans sa vingtaine, travaille pour une agence de presse à Chisinau. C’est son premier voyage à Soroca, en repérage pour un projet de reportage photo sur les exubérances du bâti de la ville. Il assiste également un Indien sexagénaire, Ashok – mari d’une employée suédoise de l’ONU à Chisinau -, dans la numérisation de sa gargantuesque collection de photos argentiques. Cet ancien diplomate, et pionnier de l’encadrement d’expéditions sur l’Himalaya, bringuebale à sept heures du matin un lourd 4X4, salutaire sur les voies rapides en gruyère de la sortie nord de la capitale. En bord de chaussée s’affiche une publicité suggestive pour une eau pétillante, toutes bulles dehors sur le torse plantureux d’une jeune fille vraiment assoiffée. «  Ils veulent interdire la pub, trop de sorties de route, de conducteurs déconcentrés. Tu veux du thé ? » Merci Ion. Les yeux mouillés à cause de mains ébouillantées par les éclaboussures d’un étroit godet trop secoué par des nids de poules mutantes, on distingue la rase campagne du Nord-Est de la Moldavie. 155 kilomètres de bitume tuméfié entre Chisinau et Soroca, digérés en trois heures à travers le vert soutenu de plaines griffées par le panache de fumée d’un train de marchandise toussant son diésel. Sur la route, les stations essences laissent passer baudets et petits attelages tirant des couples de paysans d’un village à l’autre, se protégeant comme ils peuvent d’un crachin installé.

Les hameaux qui émaillent les pâturages, entre deux usines de production de sucre dont on ne saurait dire de l’extérieur si elles ont survécu à l’Union Soviétique, témoignent de la diversité des peuples de Moldavie. Transnistrie et Gagaouzie incluses, le territoire moldave compte 75 % de Moldaves 10 % d’Ukrainiens, 8 % de Russes et près de 4 % de minorités diverses (Polonais, Tsiganes, Bulgares). Des casinos de Chisinau jusqu’à la gare d’Ungheni, la langue maternelle de l’interlocuteur peut être le moldave (très proche du roumain, 63 %) comme le russe ou l’ukrainien (27 % cumulés). Ashok décide de piler net dans un petit village aux maisons sans étage et façades parées d’un bleu-ciel nostalgique de jours moins pluvieux. Sous la bruine, il achète deux douzaines d’œufs à un couple d’Ukrainiennes au sourire métallique. « Bien frais, ce sera parfait pour l’omelette de demain matin », juge Ashok. À moins qu’on y ait droit tout de suite dans la voiture, au hasard d’une chausse-trappe dans le goudron.

Annoncée par un monument tout en lettres massives, voici « SOROCA ». Un lacet mal noué plonge la route dans une vallée étroite gorgée de brouillard, les palais sont pudiques et ne se montrent qu’à leur meilleur jour, une fois le visiteur descendu en contrebas. Une faible éclaircie fait scintiller les ubuesques toitures en pagode, chapeautant la « colline des tsiganes » et ses milliers de Roms. Soroca forte de ses 40 000 habitants n’est pas que la « capitale des Roms de Moldavie », en contrebas un autre monument joue la concurrence. La forteresse établie en 1489 par Étienne le Grand (rare sinon seule figure tutélaire de la nation Moldave) frissonne sa grise mine sous une pluie tiède. L’histoire veut qu’Etienne ait fait venir à Soroca les Tsiganes, experts en métallurgie, pour qu’ils forgent les armes de son armée alors en bisbille avec les Ottomans.

Ion part à la pêche aux infos entre les mares boueuses qui minent la route principale qui suit le cours du Dniestr. Ceux d’ici n’ont que peu de contacts avec ceux d’en haut. Cent mètres plus loin, le 4X4 entame l’ascension de la colline et avise une troupe d’une quinzaine de Tsiganes levant le coude en fin de matinée, les oreilles noyées par un standard chargé de Goran Bregovic. « Une occasion spéciale ? Bah non, on fait la fête comme ça tous les jours ! Vous voulez boire un verre ? » Merci, mais non. Reportage. Interview. À jeun. Obligés. Le baron. Artur Cerari « Sa maison est juste derrière vous, en briques rouges. Premier chemin à gauche. » Mulțumesc, merci.

Presque un sentier, de terre grasse et humide, absurde car flanqué d’immenses palais, de part et d’autres d’une chaussée de deux mètres de large. Une lourde maison portée par des piliers simili-corinthiens avance fièrement un toit orné de trois chevaux plus proches d’une figure de proue à la Pirate des Caraïbes que d’un classique fronton vénitien. Le syncrétisme tout azimut est de mise. La charpente est ourlée de bourrelets métalliques rappelant les pagodes chinoises. Des tours coiffent des croissants cerclés – « rien de religieux, c’est simplement le symbole du jour et de la nuit », souffle Layla -, soutenues par des arcs-boutants néo-gothiques encadrant des arcs plein-cintre ou brisés. Ces édifications débridées sont parfois heureuses, parfois d’un rococo riche jusqu’à l’écœurement. Un inventaire architectural à la Prévert dans lequel les bâtisseurs improvisés piochent : « Rien n’a été construit sur plan, tout sort de l’imagination du maître d’œuvre. Voilà comment mon mari a construit notre maison, et son père avant lui », résume Layla.

palais du baron

On l’a croisée sur le parvis du palais du baron, fermé par trois voûtes en brique rouge. Le plus imposant des palais, avec sa large façade bardée de piliers sur deux étages. Le plus cohérent aussi (on hésite à dire « sobre »). « Vous cherchez quelque chose ? Artur ? Il est en voyage à l’étranger, il ne revient que la semaine prochaine. Entrez, vous allez me raconter. » Protégés de la pluie par la terrasse du premier étage, on s’attable. D’un geste discret, la petite femme intime l’ordre à un homme d’apporter des verres. L’œil du même brun sombre que ses cheveux rabattus par un délicat fichu aux imprimés oniriques, la femme sans âge, un peu ronde, dévisage le visiteur puis, d’un geste satisfait, saisit la carafe. Cognac.

le Baron

« Je suis la femme d’Artur Cerari, dont j’ai deux filles et un fils. » Et Layla de nous raconter Artur. Mais avant : cognac. Fils polyglotte (il parle entre autres le français, l’hébreu et le russe) d’un père non moins baron (Mircea Cerari, aujourd’hui décédé), Artur veille sur les intérêts des Roms du Caucase jusqu’à l’Allemagne. Si l’autorité du baron de Soroca sur les communautés Roms tient plus de la légende que de la réalité politique, la fable est encouragée par le gouvernement et les institutions locales qui y voient un interlocuteur privilégié. Dans ce dialogue, l’affable Artur Cerari tonne fort - sous son imposante barbe blanche - son envie de fixer la culture orale tsigane avec notamment le projet d’ouvrir une faculté de « tsiganologie » à Soroca et de se faire porte parole des aspirations d’une population complètement délaissée. Sur les murs du salon d’apparat, on trouve des photos de l’époux serrant les mains des puissants Russes ou Ukrainiens. Et un médaillon de Lady Di, en bonne place. « Oui. Diane. Nous nous connaissions très bien. »

Là-dessus, on n’en saura pas plus, si ce n’est qu’entre les murs hauts perchés des palais de Soroca, tout est plausible.

Source : http://blog.pressebook.fr/roumanie/2010/06/08/la-baronne-perchee-de-soroca/

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