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L’invention de la langue moldave : nationale ou soviétique ?

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L’actuelle République de Moldavie, ancienne république soviétique, n’est pas parvenue à établir un consensus au sein de la population concernant les principales composantes de son identité ethno-nationale, à commencer par la dénomination de la langue (moldave ou roumaine ?).

Article par Petru NEGURA repris sur le site http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=943&PHPSESSID=ef25001751fc2d00aa7ec2168966f64b

Une forte majorité de la population se déclare moldave (par opposition aux Russes, Ukrainiens, Gagaouzes et autres) et considère le « moldave » comme sa langue maternelle. Une minorité active, elle, dit appartenir à l’ethnie roumaine et parler le roumain. La revendication de telle ou telle appartenance ethnique ou langue nationale est devenue en Moldavie un critère de division sociale et un enjeu politique.

La naissance du « peuple moldave »

Pour expliquer la forte division de la population moldave selon l’appartenance ethno-nationale et/ou le nom de la langue, il faut remonter à l’origine de ce dilemme. L’un des épisodes fondateurs de la politique nationale et linguistique en Moldavie soviétique a eu lieu en République autonome soviétique socialiste moldave (RASSM), unité territoriale et administrative créée en 1924 par les Soviétiques à l’Est du Dniestr (actuelle Transnistrie ou Pridnestrovie), dans le cadre de la République soviétique socialiste ukrainienne. Après l’annexion de la Bessarabie par l’URSS en juin 1940, une partie du territoire de la RASSM sera rattaché à la nouvelle République soviétique socialiste moldave (RSSM). Les élites formées (de même que les politiques appliquées) en RASSM joueront dès lors un rôle directeur dans la nouvelle RSSM.

La création de la RASSM, en 1924, marque un tournant dans le comportement du gouvernement soviétique et ses tentatives de reprendre le contrôle d’un territoire qu’il considère comme lui revenant de plein droit. La création de cette république implique également un revirement idéologique dans l’argumentaire formulé par la diplomatie soviétique par rapport à la « question de la Bessarabie », avec la mise en avant d’une thèse étrangère jusque-là aux principes communistes : l’idée nationale.

Deux ans après la formation de la RASSM, l’idée de l’existence d’un « peuple moldave », proche mais différent de la nation roumaine, est partagée par tous les idéologues et dirigeants de la République. Il ne reste qu’à mettre au point les coordonnées géographiques et symboliques de cette nouvelle entité : la langue, l’histoire, le patrimoine culturel, ainsi que les frontières de la « nationalité » moldave feront dès lors l’objet de débats – souvent passionnés et risqués – qui se prolongeront jusqu’à la fin des années 1930 dans le cadre du Comité scientifique moldave (CSM, la filiale locale de l’Académie des sciences ukrainienne) et des forums administratifs, en fonction des intérêts politiques poursuivis par les différents agents et groupes impliqués dans l’« édification nationale » de la Moldavie soviétique.

La moldavisation : un nationalisme officiel ?

Les politiques de « moldavisation » et d’« indigénisation »[1] s’intègrent d’emblée dans une entreprise démarrée dans toute l’URSS entre le milieu des années 1920 et le début des années 1930 et qui consiste à promouvoir les petites nationalités, considérées comme opprimées sous l’Empire tsariste, afin de les engager dans le processus révolutionnaire d’« édification socialiste »[2]. La mise en place de ces mesures de « discrimination positive » poursuit aussi des objectifs politiques qui dépassent l’intention égalitariste déclarée.

En favorisant l’accès de la population locale à la scolarisation et à l’exercice du pouvoir, la moldavisation et l’indigénisation servent à légitimer la création de la RASSM et l’instauration du régime bolchevique dans la région. L’indigénisation devient une « fabrique de cadres », en politique et dans d’autres domaines de la société. Pour les spécialistes « allogènes » et « allophones », la connaissance de la langue « moldave » acquiert une forte importance politique, dans la mesure où ils devaient participer prochainement à la soviétisation de la Bessarabie, voire de la Roumanie tout entière, à la suite de la réalisation du projet d’« exportation » de la révolution communiste.

La réforme linguistique mise en place au début de 1932, qui officialise de fait la langue roumaine en Moldavie soviétique, est conçue pour favoriser l’ouverture de la politique soviétique, via la RASSM, vers la Bessarabie et la Roumanie en général. La « latinisation » initiée en RASSM en 1932 est en ce sens analogue à la politique linguistique opérée en Carélie, où l’utilisation officielle de la langue finnoise devait servir de canal de diffusion de la propagande communiste en Finlande et, à terme, préparer l’incorporation de certains territoires finlandais limitrophes.

Ces politiques de moldavisation, d’indigénisation et de latinisation sont interrompues en 1938 tout aussi brusquement qu’elles ont été lancées. Pendant que les grandes purges ravagent les organismes administratifs et la filiale locale de l’Académie de la RASSM, frappant aussi bien les « moldavisants » que les « roumanisants », les prémisses initiales de l’« édification culturelle et nationale », de même que l’intérêt de diffuser l’idéologie communiste dans les pays limitrophes, cessent d’être à l’ordre du jour. Bientôt, le pacte de non-agression entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie va partager la carte de l’Europe centrale en deux zones d’influence. Du jour au lendemain, la Bessarabie sera poussée dans la zone « rouge ». Dès lors, l’Union soviétique n’aura plus besoin de négociations diplomatiques avec la partie roumaine, ni de région tremplin pour exporter son idéologie.

Réformes et contre-réformes linguistiques

Entre 1924 et 1940, la « langue moldave » subit plusieurs réformes. Les débats qui portent sur l’alphabet et la grammaire de la langue officielle de la RASSM sont révélateurs des dissensions internes au sein de la direction du Parti de la République, tiraillée entre ses deux groupes opposés, « roumanisants » et « moldavisants ». Chacun voit dans la politique linguistique un moyen d’exporter le communisme à l’Ouest. Les premiers revendiquent l’officialisation en RASSM de la langue roumaine au nom de l’expansion de la révolution prolétaire et de l’influence soviétique en Roumanie ; leurs adversaires « moldavisants » insistent sur la primauté de l’instauration du socialisme en RASSM à partir du modèle des républiques fraternelles (à plus forte raison de l’Ukraine), pour que la République moldave devienne à son tour un exemple attractif pour les travailleurs de Bessarabie et de Roumanie. Ils disent également tenir compte de la situation culturelle particulière de la population de la RASSM qui « parle une langue mêlée avec du russe et se méfie de tout ce qui est roumain ».

Soutenus par les hauts responsables ukrainiens et, implicitement, par le Kremlin, les « moldavisants » ont vite le dessus dans la confrontation avec le groupe adverse et donnent le feu vert à la réalisation du projet de création de la langue moldave : en mai 1926, une résolution du Comité régional du Parti communiste décide l’organisation d’un Comité scientifique moldave. Aussitôt confirmée sa composition, le 30 décembre 1926, le CSM, qui n’est constitué au départ que d’une section linguistique, s’attache à élaborer le projet de l’orthographe et, peu après, celui de la grammaire de la langue moldave[3]. En matière d’orthographe, les scientifiques du CSM disent adopter le principe phonétique, en approchant la langue écrite au plus près de la « langue vivante des masses moldaves ». Pour la même raison, la grammaire est simplifiée autant que faire se peut. En revanche, pour des raisons politiques mais aussi personnelles (les linguistes du CSM sont d’origine bessarabienne), la base lexicale de la langue en cours de formation est empruntée au dialecte parlé par les paysans de Bessarabie. À cause de la pauvreté de cet idiome et pour éviter les emprunts à la langue roumaine, 7.500 mots simples et composés sont forgés, entre 1927 et 1930, à partir de racines lexicales moldaves ou même russes et ukrainiennes, adaptés morphologiquement à la nouvelle langue.

En rejetant obstinément l’usage des mots roumains, les linguistes du CSM donnent naissance à une langue à la sonorité étrange et assez incompréhensible, même pour les présumés « moldavophones ». La moldavisation s’annonce difficile, tant pour les « autochtones » que pour les « allophones ». Des pas importants sont faits néanmoins pour populariser les normes de la « langue moldave », avec l’édition de manuels, dictionnaires, livres de tout type, avec la scolarisation et l’alphabétisation d’une partie de la population, etc.

La « latinisation » contre la « moldavisation »

La réforme linguistique adoptée au début de 1932 par le Comité régional du Parti communiste, sous l’influence de Moscou, réduit brusquement à néant tous les efforts faits par le CSM et le gouvernement local pour créer et diffuser la nouvelle langue. Cette décision officialise, en pratique, la langue roumaine (formellement elle continuera à être appelée moldave) contre laquelle les savants et les dirigeants moldaves ont conçu et réalisé, en conjuguant leurs efforts, la « moldavisation ».

Avec cette réforme de 1932, qui se traduit aussi par la « latinisation », le cours faible mais relativement stable de la moldavisation baisse brusquement jusqu’à marquer un mouvement inverse, phénomène appelé dans certains documents « démoldavisation ». À partir de cette date, dans la plupart des institutions d’État, le nombre de « moldavophones » chute. La résistance à la latinisation ne craint pas de s’afficher, à commencer par les savants du CSM. Le président de la filiale moldave de l’Académie, Ion Ocinschi, refuse obstinément de reconnaître la légitimité de la réforme, jusqu’à ce que, selon ses témoignages, un entretien avec Staline en personne ne le convainque du bien-fondé de celle-ci… D’ailleurs, I.Ocinschi et d’autres « moldavisants » du Comité scientifique seront bientôt évincés pour céder la place à des spécialistes « mieux préparés » à mettre en application la nouvelle tâche assignée par le Parti : la latinisation. Un certain nombre d’immigrés politiques roumains sont alors engagés pour suppléer au déficit de cadres créé par la réforme linguistique. L’atmosphère dans les institutions où ils sont invités à collaborer n’est pourtant pas des plus accueillantes. L’Administration ne fait d’ailleurs rien pour faciliter leur intégration, sociale et professionnelle. Plusieurs d’entre eux retournent à Moscou ou même sont limogés sous divers prétextes, le plus souvent pour nationalisme.

Puis, en 1938, une nouvelle réforme linguistique est adoptée. Elle s’intègre dans un contexte général de révision de la politique nationale et culturelle engagée dans toutes les républiques soviétiques à partir de 1935. La remise à l’honneur de l’alphabet cyrillique et la réhabilitation du parler populaire et des emprunts au russe vont de pair avec la « plébéianisation » et la russification intensives des institutions habilitées à préserver et à propager les normes de la langue, ainsi que des organes du pouvoir qui contrôlent le bon déroulement de cette activité tellement marquée du point de vue politique. La nouvelle langue littéraire passe pour une version de compromis entre les deux normes linguistiques précédentes.

Les répercussions de ces réformes et contre-réformes successives sont profondes et durables, tant il est difficile de détruire en un jour ce qui a été érigé pendant des années. La nation dite moldave en ressort tel un conglomérat d’éléments hétérogènes aptes à donner naissance à leur propre réalité. Celle-ci ne va pas nécessairement de pair avec les projets d’ingénierie sociale soviétique mais les gouvernements successifs doivent en tenir compte dès 1940, lors de l’annexion de la Bessarabie et de la formation de la République soviétique socialiste moldave, et surtout après 1944, lorsque ces territoires sont récupérés et durablement incorporés dans l’URSS.

À partir du milieu des années 1950, derrière la façade de la doctrine officielle d’une langue et d’une littérature « moldaves », on assiste à une « roumanisation » tacite de l’intelligentsia moldave. En même temps, la politique menée énergiquement durant des décennies par les « moldavisants » laisse des traces profondes dans le langage et la conscience des écrivains et de leur public, bien après 1956. Aujourd’hui encore, la majorité de la population roumanophone de la République de Moldavie donne à sa langue maternelle l’appellation « moldave »[4]. Au grand dam des intellectuels et des politiciens pro-roumains, la langue officielle du pays a été qualifiée de « moldave » dans la nouvelle Constitution, ratifiée après l’indépendance du pays en août 1991.

[1] La « Loi sur la moldavisation », adoptée en juin 1926, se propose notamment de garantir « l’égalité plénière entre la langue moldave et les autres langues véhiculées en RASSM ; l’utilisation de la langue moldave dans toutes les institutions d’État ; la formation et la promotion des cadres d’origine moldave dans les organes du Parti et administratifs ».

[2] Terry Martin, Terry, The Affirmative Action Empire : Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Cornell University Press, 2001, 496 p.

[3] Charles King consacre une ample analyse aux premières tentatives, dans les années 1926-1932, de création et de normalisation d’une présumée « langue moldave ». Charles King, « The Ambivalence of Authenticity or How the Moldovan Language Was Made », Slavic Review, Vol.58, n°1, Spring, 1999, pp.117-142. [4] Voir le sondage d’opinion « Etnobarometru » réalisé en République de Moldavie par l’Institut des politiques publiques (IPP) de Chisinau en décembre 2004 – janvier 2005 : 86% des répondants se déclarant ethniquement Moldaves ou Roumains.

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Petru Negura est Docteur en sociologie (EHESS), enseignant à l’Université d’Etat de Moldavie, auteur de « Ni héros, ni traitres. Les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous Staline », l’Harmattan, Paris, mars 2009.

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