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Juifs et Moldaves : convergences et divergences identitaires

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Article par Frédéric MENAGER-ARANYI* repris sur le site http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1227

Etudier la Moldavie d’aujourd’hui, c’est partir à la rencontre d’une identité en construction, synthèse stabilisée de deux espaces culturels antagonistes : celui de la Russie slave et celui de la Roumanie, périphérie orientale du monde latin. Etudier la condition juive en Moldavie, c’est s’attacher à comprendre une identité singulière, dans une société moldave naturellement multiculturelle qu’elle vient enrichir d’un sédiment supplémentaire.

Identités juives et moldaves ont certainement en commun cette capacité à faire d’une fragilité supposée un atout indéniable, de ce flottement de l’identité -difficilement compréhensible pour les sédentaires- un ancrage dans le mouvant de l’histoire. Toutefois, un tel rapprochement ne serait –une nouvelle fois– pertinent qu’en apparence.

Dans le grand jeu des identités culturelles, l’identité juive se construit sur une distanciation vis-à-vis des faits constitutifs d’une nation, comme le territoire par exemple. Au contraire, l’identité moldave tend à se construire en acquérant les éléments constitutifs de la nation, présents en surabondance sur un même espace, son territoire ayant connu des histoires divergentes rattachées à des empires culturellement, religieusement ou linguistiquement antagonistes. A cela s’ajoute une différence majeure, celle de la nécessité pour la Moldavie de recréer une mémoire nationale éclipsée par l’appartenance à des empires, tandis que la mémoire est toujours demeurée centrale dans l’identité juive, le défi étant pour cette dernière, désormais, de la rattacher –ou pas– à ce territoire étatique qu’est Israël. Il y a entre ces deux identités une inversion du rapport à la mémoire et au territoire. D’où l’intérêt de les confronter.

L’hypermnésie du judaïsme, la permanence des rites et célébrations reviennent à inscrire cette identité dans une continuité ininterrompue. La mémoire moldave est, pour sa part, un chantier en construction qui commence, comme le dirait Fernand Braudel, par ce premier sujet historique que sont les contours d’un paysage. Dans le contexte d’une jeune nation aux cultures superposées et en transition démocratique, l’appartenance juive apparaîtrait comme un moyen d’échapper aux oppositions traditionnelles qui structurent la société moldave.

L’arrière-plan historique du judaïsme bessarabien

Kishinev (aujourd’hui Chisinau) était au début du XXe siècle une ville pour moitié juive et la Bessarabie à la même époque comptait près de 300.000 habitants juifs. Le régime juridique dont ces derniers bénéficiaient, plus clément que dans l’Ukraine voisine, leur permettait en particulier de devenir propriétaires fonciers ou d’exploiter la terre. Jusqu’à 12,5% de Juifs ont ainsi exercé le métier d’agriculteurs, possédant 2,5% des terres et cohabitant paisiblement avec leurs voisins chrétiens. Ces ressorts expliquent l’extrême rapidité du développement de la population juive en Bessarabie. En outre, les Juifs ne vivaient pas à Kishinev en ghetto, séparés du reste de la population, mais résidaient dans un quartier central.

Cependant, les pogroms de 1903 et 1905 firent voler en éclat cette vision apaisée. A cet égard, Kishinev, qui a marqué le judaïsme moldave plus que tout, fait figure, de nos jours encore, de symbole. Les 49 morts du premier pogrom et les 500 blessés auxquels vinrent s’ajouter les 19 victimes du second étaient autant de martyres de la haine irraisonnée orchestrée par le journal Bessarabets. Les pogroms de Kishinev entraînèrent au final l’impossibilité de croire en l’assimilation, suscitant des radicalisations idéologiques, comme celle du sionisme révisionniste de Jabotinsky ou la création de milices d’autodéfense dès avant 1910 à Odessa. Enfin, ce fut aussi, plus spécifiquement, une étape importante dans la construction d’une opinion publique juive mondiale qui se montra solidaire et active dans la défense des siens, comme en témoignent la presse de l’époque et les interventions des associations communautaires en direction des diplomaties occidentales.

Le rattachement ultérieur de la Bessarabie à la Roumanie, le 27 mars 1918, par un vote du Parlement roumain, fut tragique pour les Juifs moldaves, tant l’antisémitisme roumain était alors exacerbé. De la « Garde de fer » naissante au régime « national-légionnaire » du maréchal Antonescu qui prit le pouvoir en Roumanie en 1941, il existe un cheminement qui mène directement à la Shoah roumaine, laquelle fut d’une sauvagerie exceptionnelle, comme l’a souligné la commission d’enquête Wiesel de 2004, les autorités roumaines ayant concentré les camps d’extermination en Transnistrie. On décompte 293.000 victimes juives.

L’arrivée de l’Armée rouge en mars 1944 et la déportation des 120.000 roumanophones soupçonnés d’avoir collaboré avec le pouvoir désormais renversé inaugurèrent la longue époque soviétique pendant laquelle l’histoire des Juifs moldaves se confondit avec celle de l’ensemble des Juifs d’URSS. Les synagogues furent transformées en centre de soins ou en bâtiments publics et les pratiques religieuses interdites. La mémoire du drame transnistrien fut en parallèle étouffée.

Un judaïsme culturel et sécularisé

S’inscrivant dans une tradition de judaïsme populaire issu du courant orthodoxe hassidique, le judaïsme moldave est marqué par la figure du grand rabbin Judah Leib Zirelson (1860-1941), dont le bâtiment funéraire en forme de tables de la loi domine encore le cimetière juif. Kishinev comptait avant-guerre 77 synagogues, des 365 qu’on dénombrait alors dans toute la Moldavie. Les destructions de la Shoah et la censure antireligieuse soviétique ont fait disparaître intégralement ce patrimoine. Plus qu’ailleurs encore en ex-URSS, les Juifs de Moldavie ont développé un rapport distant avec le fait religieux.

L’impossibilité de circuler librement en Transnistrie de nos jours limite toujours les recherches historiques. Actuellement, quelque 15.000 Juifs peupleraient la Moldavie : 70 à 80% résideraient à Chisinau ; Balti et la Transnistrie abritent également des communautés relativement importantes. Arrivé en 1991 de Jérusalem, le rav Zalman Abelsky, principale autorité rabbinique de Moldavie, issu d’une grande dynastie hassidique d’origine moscovite, fait partie du mouvement Habad Loubavitch implanté à Chisinau. Selon lui, la Moldavie post-soviétique est un gigantesque chaos et la communauté juive est spirituellement et matériellement désemparée. Depuis vingt ans, son travail pour redonner vie à ce judaïsme religieux s’est traduit par l’installation d’une nouvelle synagogue, encore en travaux. La fréquentation de cette dernière demeure cependant l’exception chez les Juifs de Chisinau, très sécularisés mais reconnaissants envers leur rabbin d’avoir ressuscité un judaïsme fidèle aux coutumes du temps jadis.

Le judaïsme en Moldavie demeure avant tout une identité culturelle et son véritable point nodal est le KEDEM, centre culturel flambant neuf financé par un mécène de Toronto, où l’on vient assister aux grandes fêtes et où s’organise le dialogue avec les pouvoirs publics et les institutions culturelles moldaves ou étrangères.

Mutations d’un antisémitisme sporadique et minoritaire

On ne parle en Moldavie qu’avec réticence de l’antisémitisme. Du côté des responsables de la communauté juive, on confesse –tout du moins– un accroissement, depuis trois ans, des incidents mineurs, dans un contexte lié à la crise économique, alors même que la Moldavie était réputée beaucoup plus tolérante que l’Ukraine voisine en la matière. Le 13 décembre 2009 à Chisinau, les images d’un prêtre menant une foule fanatisée pour arracher une menorah –chandelier juif– plantée en centre-ville et lui substituer une croix orthodoxe ont fait le tour du monde. Tout en regrettant ces faits, l’Eglise orthodoxe de Moldavie, rattachée au patriarcat de Moscou, a profité de l’occasion pour déplorer la présence d’une menorah dans un lieu public.

Si l’antisémitisme de type religieux orthodoxe demeure le socle de telles opinions, il est aujourd’hui concurrencé par une tentation de stigmatiser le Juif comme « ressortissant d’Israël ». Ces derniers peuvent se voir reprocher d’être des éléments étrangers auxquels on oppose non plus l’appartenance à une « nationalité », mais une double allégeance.

Malgré cela, les craintes d’un retour à l’antisémitisme ancestral sont en grande partie infondées. L’antisémitisme demeure sporadique, par-delà quelques résurgences spectaculaires.

Diasporas et citoyennetés : l’émigration comme identité partagée

La tendance à l’émigration en Israël (alya) s’est accrue du fait d’une situation économique difficile qui pousse les Moldaves dans leur ensemble à quitter le pays, comme en témoigne l’engouement actuel pour le Canada. Dans la dialectique qui gouverne le croisement des identités moldaves et juives, la dimension diasporique doit être soulignée à plusieurs niveaux.

Les évolutions migratoires aboutissent au paradoxe que les Juifs moldaves partis s’établir en Israël s’inscrivent d’abord, phénomène très préoccupant pour le pays d’origine, dans la dynamique d’une diaspora moldave dont le nombre croît sans cesse pour dépasser certainement le million aujourd’hui. Si, d’un côté, cette émigration se traduit par un délitement de la cellule familiale, de l’autre, elle est source de transferts de capitaux qui, supérieurs au budget de l’Etat, sont indispensables à l’économie du pays.

Pour un Avigdor Liebermann, devenu ministre israélien des Affaires étrangères pour le parti d’ultra-droite Israël Beitenou après avoir été videur de discothèque à Chisinau, on constate a contrario beaucoup de situations précaires, du fait d’un capital culturel –faible connaissance du judaïsme– et économique réduit qui nuit à l’intégration en Israël. Cela étant amplifié par le fait que les Moldaves ne sont, par définition, ni russes ni ukrainiens, les deux communautés numériquement les plus importantes au sein de l’alya ex-soviétique.

Pour les Juifs moldaves, la question de l’alya est donc particulièrement douloureuse, car elle révèle une tension entre la volonté de préserver la mémoire de l’héritage bessarabien, de faire revivre une communauté au passé prestigieux et le souhait de vivre une vie meilleure. En cela, leur expérience de l’alya demeure proche de celle de leurs concitoyens émigrés, avec lesquels ils partagent mêmes espoirs et mêmes déchirements, entre attachement à leur histoire, construction de la jeune nation, séparations familiales et souhait de se donner un avenir économique et professionnel satisfaisant.

La naissance d’une Moldavie indépendante s’accompagnant d’un processus de démocratisation a été perçue très positivement par une communauté juive qui a vu dans le jeune Etat la meilleure solution pour préserver une distance avec la Roumanie, dont le souvenir est connoté négativement, tout en s’émancipant du géant russe, avec lequel elle partage une culture commune mais dont elle a eu à subir les dérives autocratiques passées.

Dans cette double mise à distance s’inscrit l’interstice dans lequel se développent la citoyenneté des Juifs moldaves et leur indéniable renaissance culturelle. Acceptés en tant que tels par la communauté nationale, pour laquelle elle constitue une richesse, les Juifs moldaves ont conscience de partager un destin commun avec les non-Juifs et de faire partie d’un roman national en cours d’écriture.

* Chroniqueur sur le site http://www.nonfiction.fr/, le portail des livres et des idées et secrétaire général du Think Tank Eurocité www.eurocite.eu/

(L’auteur remercie Mme Irina Chihova, directrice du Musée juif de Chisinau, qui a apporté de nombreux éléments à cet article).

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