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Gagaouzie, un jardin entre deux empires

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Article Marie Jégo Gagaouzie, repris sur le site http://mernoire.hautetfort.com/archive/2009/08/03/gagaouzie-un-jardin-entre-deux-empires.html

Le minibus roule à tombeau ouvert sur la route qui mène de Chisinau, la capitale de la Moldavie, vers le sud du pays, mais pour Vera, qui s’éponge le front à l’avant du véhicule, le temps ne s’écoule pas assez vite. Il lui tarde d’arriver dans sa région natale, la Gagaouzie, où elle n’a pas remis les pieds depuis un an.

Terre de vignobles et de vergers enclavée dans le sud de la Moldavie, la Gagaouzie - 1 800 km2 pour 150 000 habitants - est un sédiment turcophone en terre slave, un faux pli dans le tissu de cette région peuplée de Moldaves, de Russes, de Bulgares, d’Ukrainiens, de Tziganes.

Les Gagaouzes sont des Moldaves à part. De leurs ancêtres, les Oghuz, une peuplade turque installée il y a fort longtemps sur les bords de la mer Noire, ils ont gardé la langue, quelques habitudes - le café ottoman, l’amour des chevaux, l’obligation de se déchausser pour pénétrer dans la maison - et une incroyable propension à l’hospitalité. Mais n’allez pas dire à un Gagaouze qu’il est turc, il le prendrait mal.

Ces lointains cousins des Turcs ont fui l’Empire ottoman, pour s’installer au XIXe siècle dans la steppe de Budjak, en Bessarabie, tout juste libérée par l’armée tsariste. L’islam n’est pas pour eux, ils sont chrétiens, de rite orthodoxe bulgare, et le font savoir. Les calvaires de zinc qui bordent les routes de campagne avec leurs Christ en gloire, leurs images pieuses et colorées, sont leur éclatante profession de foi. Le minibus arrive enfin à Vulkanesti, ville terminus (16 000 habitants) à l’extrême sud de la province, non loin des frontières de l’Ukraine et de la Roumanie. Sur la place centrale trône, ultime vestige de l’URSS, un Lénine brillant comme un astre argenté, tout juste repeint. Dès la descente du bus, ce ne sont qu’embrassades et cris de joie. En cette période estivale, les migrants partis travailler en Turquie, en Russie ou en Europe reviennent au pays, les bras chargés de cadeaux, les portefeuilles garnis. C’est le moment idéal pour organiser mariages, baptêmes et autres fêtes ponctuées de danses et de toasts déclamés à l’envi.

Vera est attendue par Kolia, son mari, et par Jénia, son fils de 18 ans. Depuis trois ans, la famille vit séparée. Employée de maison à Moscou, Vera revient chez elle trois semaines par an, en été. Son mari, berger, et son fils, lycéen, sont à Vulkanesti toute l’année avec les grands-parents. Comme Vera, 30 % de la population moldave (4 millions d’habitants) travaillent à l’étranger. En 2008, les envois de fonds de ces migrants ont constitué 40 % du PIB du pays.

« Si ça ne tenait qu’à moi, j’aimerais autant rester, mais partir est une nécessité absolue. Sans mon apport mensuel, la famille ne s’en sortirait pas », assure cette petite femme affable et gaie, âgée de 45 ans. A Moscou, elle travaille quatorze heures par jour et rentre fourbue, le soir, dans sa petite chambre d’un foyer de banlieue.

Ses gains en roubles améliorent l’ordinaire. La maison familiale arbore désormais salle de bains et cuisine équipée. Tapisser les murs, installer un W-C intérieur sont les nouveaux objectifs de Vera. L’idée de devoir traverser le potager pour aller aux toilettes dans la cabane de bois près du poulailler la désespère. Sa soeur Liouba, femme de ménage en Turquie, s’est achetée un appartement au centre-ville. Elle a tout ce dont Vera rêve : papiers peints, salle de bains, W-C intérieur. L’inconvénient, c’est que l’eau ne coule au robinet qu’une heure par jour. Commence alors l’infernale noria des seaux qu’il faut tirer au puits et monter à bout de bras sur trois étages.

Partout, l’eau fait défaut. Les rivières Larga et Kagoul, dont les flots tumultueux furent jadis les témoins des batailles contre la Sublime Porte, sont à sec. Dans les villes et villages, la plupart des foyers n’ont pas l’eau courante. Quand ils l’ont, elle est de mauvaise qualité, chargée en nitrates. « Cette eau jaunit les dents, cause des maladies du foie », confirme Mikhaïl Formuzal, le baskan (« président »), élu en 2006 à la tête de la région autonome gagaouze. Grâce aux crédits alloués par Ankara, un système d’assainissement a été instauré à Comrat, (27 000 habitants), capitale de la province. « Les Turcs s’occupent de nous comme d’un petit enfant », se réjouit le baskan. Des fenêtres de la présidence, on aperçoit l’université gagaouze, créée avec le concours de la Turquie il y a dix ans.

Autonome depuis 1994, la Gagaouzie a son président, son Parlement, son drapeau, sa police. Elle est libre de nouer des relations avec le reste du monde. Pourtant, à l’époque soviétique, rien ne la distinguait du reste de la Moldavie. Il y avait bien eu, en 1906, la proclamation d’une « République gagaouze », mais son existence s’arrêta net au bout de quinze jours.

Sous les soviets, pas question d’y revenir. La spécificité régionale consistait à parler turc, à la maison seulement. La langue de tous les jours, à l’école comme au tribunal ou au travail, était le russe. Lorsque l’URSS a commencé à se fissurer, les questions identitaires sont revenues en force.

Effrayées par les nationalistes moldaves avec leurs projets de fusion avec la Roumanie, les minorités du pays - russophone en Transnistrie, turcophone en Gagaouzie - se sont cabrées. Leur revendication tenait en deux mots : l’indépendance ou la guerre. La Transnistrie russophone à l’est de la Moldavie a choisi la guerre, pas la Gagaouzie.

Quand Chisinau a dépêché sur place ses forces anti-émeute, Gagaouzes et Moldaves ont bien failli en venir aux mains. Finalement, pas un coup de feu n’a été tiré, les turcophones ont choisi de rester dans le giron de Chisinau, troquant l’indépendance contre une large autonomie. « Nous sommes des gens pragmatiques et tolérants. Nous cherchons les amis, pas les ennemis », explique Mikhaïl Formuzal. Cet ancien militaire en est sûr, la Gagaouzie pourrait servir de modèle au règlement des revendications autonomistes dans l’aire postsoviétique (Transnistrie, Karabakh, Abkhazie, Ossétie du Sud) et en Europe. Pourtant les relations avec le pouvoir central sont orageuses. Les griefs contre Chisinau sont légion : « Le centre rechigne à redistribuer l’aide humanitaire venue de Russie, verse à contrecœur les crédits accordés par la Turquie, ne respecte pas notre spécificité. »

Et à qui la faute si les infrastructures de la province sont à la traîne par rapport au reste du pays ? « Le traitement de l’eau, l’accès au gaz, les routes sont bien pires ici que partout ailleurs, ça n’est pas un hasard », constate Vova, un plombier chauffagiste installé depuis peu à son compte.

Le pire, c’est « cet exode ». Le travail ne court pas les rues, les gens partent. Vova en sait quelque chose. Il y a quelques années, il a dû émigrer à Moscou, s’engager comme maçon sur des chantiers afin de faire vivre sa femme et ses trois filles. Il ne repartira plus. Sa petite maison, dans le village de Tomaï (4 200 habitants), non loin de Comrat, a désormais tout le confort. Vova a tout fait de ses mains : parquets, salle de bains, sauna, cuisine.

Grâce au potager et aux 95 poulets de la basse-cour, sans compter les cochons et le veau, la table est toujours bien garnie. Sa femme Moussia, cantinière au lycée, aime la vie à Tomaï pour « le bon air, les produits frais, la tranquillité », mais la baisse des effectifs du lycée, « 1 400 en 2005, 696 aujourd’hui », n’est pas sans l’inquiéter.

Le long des routes, les vignobles abandonnés s’étendent à perte de vue. Ancienne cave à vins de toute l’Union soviétique, la Gagaouzie a souffert de la « loi sèche » imposée en 1985 par Mikhaïl Gorbatchev, le dernier secrétaire du Parti communiste soviétique, lorsque des ceps furent arrachés au nom de la lutte contre l’alcoolisme. En 2005, un embargo décrété par Moscou sur les vins moldaves a porté un coup fatal à l’industrie vinicole. L’embargo a beau avoir été levé, les usines stagnent.

« Il faudrait améliorer la qualité de nos vins, mieux les faire connaître… », échafaude Trofim Karabadjak, ingénieur en chef à l’usine de vin de Tomaï. En l’absence du directeur, l’ingénieur fait le guide et mène avec brio la cérémonie de la dégustation. Trofim a deux passions : le vin et Alexandre Pouchkine. A chaque fois qu’il lève son verre, c’est plus fort que lui, il faut qu’il déclame des poèmes.

Chacun se souvient ici que le père de la langue russe, exilé dans la région entre 1819 et 1821, célébra en vers la victoire sur les Ottomans. Trofim est intarissable sur le sujet. Les Gagaouzes évoquent généralement la défaite du Croissant en 1770 avec une telle fougue qu’il est permis de penser que c’était hier. Ils aiment à raconter comment le maréchal Souvorov, la tête tranchée par un sabre turc, continua néanmoins « à conduire son cheval quelques minutes encore, comme si de rien n’était ».

La Russie est le modèle, le recours, la mère nourricière. On parle russe - très peu moldave, on regarde la télévision russe, on émigre en Russie. Nul ne songerait ici à incriminer le grand voisin pour avoir imposé l’embargo sur les vins. « A Chisinau, les nationalistes roumanophones ont beau jeu de critiquer la Russie. Que ferions-nous sans elle ? », s’insurge Vova le plombier.

La politique n’est pas son fort. Il préfère les veillées entre copains. Ce soir, Vova reçoit ses amis de jeunesse. Il y a Sergueï, le juge, Ilya, un ancien procureur adjoint, et Ilioucha, le chef des pompiers gagaouzes. Après une journée de canicule, il fait bon trinquer le soir dans la fraîcheur de la cave proprette avec ses murs chaulés, ses tonneaux généreux, ses bocaux de légumes alignés sur les étagères.

De quoi parlent-ils ? De vin bien sûr, encore et toujours ! Du kraska, ce nectar épais que l’on boit à l’automne. « Ma grand-mère disait qu’il fallait en consommer au moins 40 litres pour purifier l’organisme », affirme Ilya, provoquant l’hilarité de ses compagnons. Au tour de Vova de porter un toast : « Mes amis, il faut nous rendre à la réalité, puisque personne ne veut de notre vin, nous n’avons plus qu’à le boire ! » Leurs rires retentissent jusque dans la rue.

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