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OIF - Interview avec le dramaturge moldave Mihai Fusu

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Interview avec Mihai Fusu, Metteur en scène, Pédagogue de théâtre et Dramaturge moldave. Il est Directeur du département de théâtre de l’Académie de Musique, de Théâtre et d’Arts plastiques de Moldavie, ainsi que Directeur du Centre d’Arts « Coliseum ».

Mihai Fusu

Cher M. Mihai Fusu, merci de nous accorder cet entretien. Pouvez-vous commencer par vous présenter brièvement et parler de votre parcours ?

J’ai fait mes études dans les années 1980, à l’époque soviétique, dans une grande école de théâtre de Moscou, puis j’ai commencé ma carrière professionnelle, en Moldavie, dans les années 1990. J’ai travaillé des pièces de théâtre classique, mais aussi de théâtre absurde, j’ai notamment mis en scène la pièce « Rhinocéros », d’Eugène Ionesco, en 1989. A cette occasion, M. Ionesco m’a contacté et l’année suivante, lorsque je suis venu à Paris pour la première fois, j’ai fait sa connaissance, il m’a invité chez lui, c’est une page importante dans ma carrière.

Dans les années 2000, j’ai commencé à travailler dans le théâtre documentaire, en tant que metteur en scène, dramaturge et producteur. Jusqu’à présent, j’ai produit plusieurs pièces de théâtre sur des sujets assez tabous dans notre région, comme la traite des femmes, l’amour dans les prisons, la violence domestique ou la pédophilie. Ce sont des pièces de théâtre que nous jouons en Moldavie, mais aussi dans des festivals internationaux.

Un autre pan important de ma carrière est l’enseignement théâtral. J’ai beaucoup enseigné en France, mais aussi en Suisse francophone et en Moldavie. En ce moment, je dirige le département théâtral à l’Académie de Musique, de Théâtre et d’Arts plastiques de Moldavie, à Chisinau.

Comment avez-vous appris la langue française à la base ?

J’ai fait mes études dans une école bilingue, c’est-à-dire avec le français comme langue approfondie. A l’époque, il s’agissait de l’Ecole « numéro 1 » de Chisinau qui s’appelle aujourd’hui Lycée « Gheorghe Asachi ». En général, en Moldavie, tout comme en Roumanie, il y avait cette tradition de langue et de culture françaises. Cela vous étonnera peut-être, mais pendant l’époque soviétique, bien que la République de Moldavie ne représentât qu’un centième du territoire soviétique, elle rassemblait environ 50 % de tous les élèves apprenant le français dans l’Union soviétique, parce que dans toutes les écoles moldaves, la langue française était la première langue étrangère.

Malheureusement, aujourd’hui c’est plutôt l’anglais qui prédomine et le français a commencé à céder ses positions. C’est dommage, parce que notre culture et notre langue sont assez liées à la latinité, et d’autant plus à la langue française. Quand la langue roumaine s’est formée dans toute sa force, au XIXe siècle, elle a beaucoup emprunté à la langue française, et les modèles culturels sont plutôt orientés vers la culture française.

A ce propos, selon vous, quelle est l’évolution de la place du français en Moldavie, depuis son indépendance en 1991 jusqu’à aujourd’hui ?

La langue française a commencé à perdre ses positions, pour des facteurs politiques ou économiques, je pense. En tant que francophone, je le regrette beaucoup. Je crois que l’intérêt de la France elle-même n’est pas dans cette région, malheureusement. Par conséquent, la population, et les jeunes notamment, se sont réorientés vers l’anglais. Mais c’est aussi une tendance mondiale, car au XIXe siècle la langue française était la première langue internationale, c’était comme ça, on disait que c’était le "siècle français". Aujourd’hui, c’est plutôt la langue anglaise, donc on doit quelque part s’y conformer.

Pouvez-vous nous raconter ce que vous a apporté la langue française, tant sur les plans professionnel que personnel ?

Pour moi, la langue française a été comme une deuxième université. C’était un modèle de réflexion, parce que déjà, grâce à la connaissance de la langue française, j’ai pu lire, même quand j’étais à Moscou, dans les années 1980, où on trouvait difficilement une dramaturgie contemporaine. On était obligé de la lire en français directement. J’ai même traduit la pièce « En attendant Godot » et nous l’avons montée et mise en scène à Moscou. C’était un événement, même là-bas, parce que c’était en 1983, donc la Perestroïka n’était pas encore en place, et nous, déjà, grâce à la langue française, à la culture française, à la dramaturgie écrite en français, nous avons pu faire un grand saut en avant.

Depuis, ce vecteur a toujours existé pour moi. La France était une alternative culturelle au modèle soviétique, ce qui était déjà quelque chose de très important, et par après, dans ma vie professionnelle, la France m’a donné la possibilité d’approfondir mes connaissances, grâce à la participation dans des projets, au Conservatoire national d’art dramatique notamment, et de travailler en tant que comédien, pédagogue, metteur en scène. De plus, quand j’étais comédien au Centre dramatique de Montpellier, j’ai pu connaître le théâtre français en profondeur, avoir des tournées en France et découvrir la France telle qu’elle est, avec toute sa diversité. Sur le plan professionnel, c’était donc une des périodes les plus importantes de ma vie.

Pouvez-vous nous raconter comment vous avez contourné la censure, avec la pièce « En attendant Godot » ?

Il s’agissait en réalité d’une censure indirecte, latente dans la société. Et en même temps, il y avait un soutien fou de la part de l’élite culturelle qui attendait un renouveau. Mais cette pièce est devenue beaucoup plus qu’une pièce de théâtre. Déjà, on avait joué cette pièce à Moscou, en français et en russe, et par la suite en roumain lorsque nous sommes rentrés en Moldavie.

En 1992, nous sommes allés à Avignon pour la jouer et cette pièce est devenue un kaléidoscope à travers lequel nous avons raconté l’histoire de l’Europe de l’Est, puisqu’on y retrouve Pozzo qui joue un personnage un peu totalitaire et violent, il parlait la langue russe ; Vladimir, un peu philosophe et libre penseur, parlait français ; Estragon parlait le roumain avec un accent moldave, pour montrer une personne qui accepte d’être influencée et ne sait pas bien comment s’orienter dans ses choix ; et Lucky, quant à lui, était un personnage confus, une sorte d’esclave, il parlait une langue totalement confuse, composée de mots de toutes les langues qu’il comprenait. Cette pièce, dans cette variante, a été comme un porte-drapeau du renouveau du théâtre en Moldavie. Des livres ont même été écrits à ce sujet. « En attendant Godot » est politique et culturelle, elle avait beaucoup de significations.

Continuez-vous, à l’heure actuelle, à cultiver la langue française dans ce que vous mettez en scène ?

Il y a quelques années, j’ai produit un spectacle bilingue, dans lequel ont joué deux comédiennes moldaves et deux comédiennes françaises. C’était un spectacle basé sur une pièce d’Alexei Mateevici, joué dans les deux langues, il s’agissait aussi d’un univers politique. Malheureusement, ces dernières années, je n’arrive pas à organiser des pièces de théâtre en français. Peut-être prochainement, car nous avons des projets avec d’autres troupes francophones.

Votre pièce « Le septième kafana » a été traduite en français. Y en a-t-il eu d’autres ?

Jusqu’à présent, c’est la seule. C’était l’intérêt de la maison d’éditions « L’espace d’un instant », dirigée par Dominique Dolmieu, qui fait beaucoup pour traduire en français des pièces de théâtre de l’Europe de l’Est. On verra si d’autres de nos pièces seront traduites à l’avenir.

Vos dernières pièces relèvent du théâtre documentaire. Pourquoi abordez-vous ces thèmes un peu tabous ?

Quelque part, je dirais que c’est mon choix de vie. Comme pour la mise en scène de "En attendant Godot", j’étais toujours tenté par des sujets, des pièces de théâtre et des idées qui ne sont pas soumises à la tendance générale, et qui essaient d’apporter un autre regard sur la vie. J’ai conservé cet attrait pour des thèmes différents jusqu’à présent, et le théâtre documentaire est la meilleure façon d’amener des sujets sur le plateau. Des thèmes comme la violence domestique, la traite des femmes ou les relations d’amour dans l’espace pénitentiaire, il y a très peu de pièces de théâtre sur ces sujets. C’est pour ça que nous avons décidé, mon équipe et moi, avec le Centre « Coliseum », de faire des recherches, de mener des entretiens, et de construire des pièces de théâtre sur la base de ceux-ci.

Nous allons terminer par une question plus générale. Selon vous, quel est le rôle de la Francophonie en Moldavie et quel est son avenir ?

Pour être honnête, sans un effort de la part de la France, ça sera difficile de maintenir l’intérêt pour la langue française. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde très politique, économique, géopolitique, et je sais que la France est assez présente en Roumanie, par exemple, mais c’est dommage que son intérêt s’arrête, quelque part, à la frontière avec la Moldavie. Il y a une volonté de la part de beaucoup de francophones en Moldavie, il y a toujours des lycées, des écoles dans lesquels les jeunes apprennent le français.

La Moldavie est toujours francophile, on adore le français, mais ça ne va pas tenir automatiquement. Le français va diminuer progressivement, malheureusement, et on voit même les Allemands, les Polonais qui font des efforts parfois beaucoup plus costauds que la France. Nous, en tant que francophones, on souffre. La réponse est toujours « il n’y a pas d’argent », je comprends, mais peut-être qu’il faut faire différemment, qu’il faut inventer des choses nouvelles, mobiliser les francophones, même ceux de Roumanie ou de la région, si la France n’a pas suffisamment de pouvoir moral. Parfois, je pense que ce n’est pas l’argent qui manque, mais ce qui manque, c’est plutôt une énergie vitale, un pouvoir moral, des décisions claires.

Merci beaucoup pour vos réponses et nos vœux les meilleurs pour vos futurs projets !

Intreview publiée sur https://lepetitjournal.com/bucarest/actualites/oif-interview-avec-le-dramaturge-moldave-mihai-fusu-248034

Le 16 janvier 2019

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