“La Transnistrie ? C’est où ?” Réponse classique quand on raconte notre voyage à Tiraspol et Bender, capitale et autre ville importante de ce pays. Dans cette région séparatiste de la Moldavie, souvent appelée “plaque tournante du trafic de personnes, de la drogue, de l’armement”, “trou noir” ou “dernier bastion soviétique en Europe”, les habitants essayent d’élire un nouveau président. Une actualité dans une région oubliée de l’Europe.
J’avais décidé, il y a plus de deux ans, que retourner en Transnistrie à l’occasion de l’élection présidentielle serait une bonne idée. Surtout parce que j’avais envie de tester sur mon propre compte ce que signifie "obtenir une accréditation et entrer en Transnistrie". L’occasion s’est présentée cette année, quand le Soviet Suprême de Tiraspol a annoncé la tenue de l’élection présidentielle pour le 11 décembre 2011. Maintenant, avec le recul, je ne sais pas ce qu’a été plus éprouvant, le chemin choisi pour y arriver ou cette version de Truman Show 2011 qu’est la Transnistrie.
Me voilà donc en route vers Tiraspol, avec mon amie et collègue à Presseurop.eu et Courrier International, Judith. Dans une errance volontaire sur les traces de Lénine et de ses acolytes. Les aléas de l’attente sont derrière nous, et ils nous semblent bien logiques d’un certain point de vue : comment pourrait être facile un retour en URSS ? Pareil, comment aurait pu être évident d’atterrir à Tiraspol ? A ce jour, il n’existe aucun aéroport. Une voie ferrée fait le transit entre Chisinau et Odessa, mais seulement depuis peu : cette année, les efforts que Vlad Filat, premier ministre moldave, a faits afin de rencontrer le président de Transnistrie, Igor Smirnov, dans une fantasque et improbable diplomatie du football, ont eu comme résultat la reprise de cette ligne de voie ferrée.
Pareil, afin de garder le semblant de romantisme inhérent à un retour dans le passé, à Bucarest nous avons pris un mignon train de nuit. Jusqu’à la sonnette de départ, nos doutes sur la sécurité à bord nous ont fait hésiter à monter. Mais une fois embarquées dans ce petit ‘Orient Express’ avec couchettes en satin, nos doutes se sont envolés. Bucarest-Chisinau, pendant 14 heures, avec tout le décor d’un roman russe : tapis par terre et au long du couloir, rideaux cosy, chef de wagon qui est un peu notre "maman" à tous…Le bercement nous a endormi jusqu’à 3 heures du matin, quand les douaniers ont violemment ouvert la porte pour demander nos passeports. Puis, changement des roues dans le cadre d’un rituel à la Formula Une : on ne rentre pas avec les chaussures à talon haut en Moldavie, la frontière UE-Moldavie se traverse en chaussons qui connaissent les rails soviétiques, plus larges. Pour deux journalistes de l’Europe occidentale qui ont l’habitude de prendre des TGV à 300 km/h, c’est une curiosité de deux heures et demie, dans la plaine d’Ungheni !
Tout ceci comme ingrédients de ce voyage si incompréhensible pour la plupart de ceux qui nous ont accompagnés virtuellement. Sur Twitter ou Facebook, là où nous avons été présentes constamment, pour rendre compte de ce rêve. Catharsis, j’ai répondu à un follower. Désir d’être présent là où on fait encore l’histoire. Retour inconscient dans un passé qui continue à me hanter, moi, comme ayant vécu du temps de Ceausescu ? Désir de voir ce que c’était jadis le communisme dans une grande partie de l’Europe, pour Judith ? Personne ne le sait vraiment.
Médias et médias. Comme pour les autres 83 journalistes accrédités difficilement, sur 300 demandes, notre arrivée a été vue avec suspicion. Et l’entrée dans ces contrées non-reconnues par aucun pays ou organisation internationale relève à la fois du domaine ubuesque, comme du fantastique. Pour passer la ceci-dite frontière avec la Moldavie, il faut disposer d’une accréditation de presse qui n’est délivrée qu’au bout de douze jours minimum. Et celle-là ne nous fut accordée en réalité qu’après un mois, à la veille de l’élection, après moult questions logiques (le motif de la visite) ou pas (adresse et téléphone personnels du rédacteur en chef). Avec un tel interrogatoire fait à l’avance, il nous semblait légitime de nous demander qu’est-ce que c’est être journaliste là-bas, dans une zone d’effervescence média : 20 titres imprimés, 5 radios, 5 postes de télévision. Existe-t-il une liberté de la presse ?
Selon Marina Alexandrovna, correspondante pour l’édition transnistrienne du journal russe Komsomolskaya Pravda, la presse peut “s’exprimer librement” et les autorités n’entravent pas son travail. Mais un bref regard sur le portail web de sa publication, aux couleurs du drapeau transnistrien rouge-vert, suffit pour comprendre son orientation nationaliste et pro-russe. Par contre, Eugène Abramov, étudiant basé à Tiraspol mais suivant une formation de journalisme à distance à l’Université de Saint-Pétersbourg, raconte qu’il a subi la censure lors d’un stage au sein d’une chaîne de télévision locale. On lui avait fait comprendre qu’il “valait mieux ne pas trop critiquer le président”. L’étudiant déçu avait fini par remplacer le service politique intérieur par le service société. Mais l’exemple le plus saillant du manque de liberté de la presse est sans aucun doute le cas de Ernest Vardanean, journaliste qui fut emprisonné pour “trahison et espionnage”. D’ailleurs, des 20 journaux seulement trois se disent “indépendants”. Le journal Chelovek I ego prava (“L’homme et ses droits”) à Tiraspol est un d’entre eux ; ses enquêtes sur des violations de droits de l’homme ont coûté à son rédacteur en chef des intimidations physiques et psychologiques, rapportées par l’OSCE. Tous les autres journaux sont financés et contrôlés par l’Etat, comme un des plus anciens, Dnestrovskaia Pravda, “La vérité transnistrienne”. En vérité, les analystes ont tendance à voir dans ce foisonnement de petits médias sans ressources propres un moyen pour les autorités de véhiculer leurs messages où elles veulent, quand elles veulent. Morale et discrétion. C’est étonnant de voir à Tiraspol à quel point il était facile de s’approcher de Smirnov et de le photographier. Comment les gens le perçoivent, comme un de leurs, le voisin d’à côté. Les journalistes présents (dont la plupart étaient issus de l’Europe de l’Est, sauf quelques médias occidentaux comme Euronews et notre site, Presseurop) ne se sont pas précipités vers lui, comme l’auraient fait les médias dans n’importe quel pays occidental. Ils ont calmement patienté que Smirnov glisse son bulletin de vote pour lui poser des questions. Une réserve physique aussi bien que verbale, symbolique de l’emprise du pouvoir sur les médias, mais aussi de l’esprit postsoviétique d’un peuple imprégné d’humilité et de respect pour celui qui - jusqu’à présent - garantit leur indépendance et le soutien de la Russie. Rien d’étonnant, affirme Alexandr Cliuicov, d’Imedia, une agence de presse moldave spécialisée dans les analyses et les commentaires. “Les gens ordinaires ne s’expriment pas, ils ont un grand respect, voire peur du pouvoir. Ils ne sortiraient jamais de la vie leur appareil photo devant leur chef d’Etat !” “Un corps étranger dans notre pays”. Intéressante est aussi l’attitude de la presse moldave, qui a suivi très peu et avec parcimonie cette élection : “Si on suit et si on transmet des infos, on cautionne ainsi l’existence de l’Etat”, nous a-t-on spécifié. “Pourquoi je m’y rendrais ? Qu’est-ce qu’on peut raconter de nouveau ? Même si Smirnov est remplacé, ce sera un nouveau Smirnov”, affirme Sorina Ştefârţă, rédactrice en chef web du quotidien moldave Timpul. Selon elle, la Moldavie ferait mieux de se débarrasser de cette région séparatiste. “C’est un corps étranger dans notre pays, il s’agit vraiment d’un autre peuple. L’indépendance serait meilleure pour tout le monde. La Transnistrie est juste un ballaste, une valise trop lourde à porter et avec trop de souvenirs pour l’abandonner”. A son avis, elle dit à haute voix ce que tout le monde pense en Moldavie, y compris la classe politique. Un statut d’autonomie au sein de la Moldavie ? Ştefârţă n’y croit pas : “Je ne pense pas que la Moldavie puisse entretenir la Transnistrie comme le fait la Russie à présent”(le gaz est gratuit et les retraités touchent un complément de l’Etat russe.) Le manque d’amour est réciproque.
Les adultes ont déserté la région. Les jeunes sont très rares en Transnistrie et le taux de chômage atteint dans leur rang les 20%. Les adultes encore plus : leur quadruples passeports –transnistrien, moldave, russe et ukrainien, leur permettent de partir travailler à l’étranger. Le pays est peuplé surtout par des grands-parents et leurs petits-fils, petites-filles. Des nourrissons, comme Kyril, qui est bien habillé, bien loti dans sa poussette dernier-cri, mais qui te regarde tristement. Sourire et se dire qu’ici aussi la vie continue ou refléter à la pitié et la mélancolie qu’inspirent ces enfants ? Je lui souris, je lui serre la main, mais il ne me répond pas. Je me dis que, finalement, la vérité est dans ses yeux : la Transnistrie veut parâtre attractive, semble abriter un certain degré de bonheur, mais non, elle reste ancrée en URSS, comme une mauvaise blague. Une farce avec milles automatismes et milles aprioris. J’avais avec moi le livre de reportages signés par Ryszard Kapuscinski, "La guerre du foot" (éditions Plon, 2003). Maintenant, de retour dans une Europe qui a sa liasse de soucis fiscaux, mésententes diplomatiques et orgueils anglo-saxons, et qui se trouve si loin de la Transnistrie, je me rappelle une phrase du célébré reporter polonais : "Les petits pays du tiers monde, du quart-monde et autres n’ont de chance d’attirer l’intérêt général qu’en faisant couler le sang. C’est triste à dire mais c’est ainsi".
La Transnistrie, c’est ça : un pays triste qui a fait couler du sang (2000 morts lors de la guerre de 1992, avec la Moldavie), où les gens vivent comme dans un musée soviétique, fiers d’un passé qui a commencé avec la création de Tiraspol par le maréchal Alexander Suvorov et qui perdura dans la contemporanéité grâce à Igor Smirnov. Des gens fiers de leur "rodina" (patrie), pour qui l’indépendance compte énormément : « Si quelqu’un reconnaîtra notre existence comme pays, c’est bien, mais si non, ce n’est pas très grave », nous allait raconter Ion Timotin, moldave vivant en Transnistrie. "Ce qui compte c’est notre économie, nos terres, notre bien-être social. Pouvoir circuler, faire du commerce, moins de corruption, avoir des touristes, de subventions pour le sport". En gros, les désidératas de tout être humain. Car ces gens ne sont pas de monstres, ni des mutants. Juste 500 000 hommes et femmes, des retraités et des enfants qui ont eu la malchance (ou la chance) de se trouver sur ces terres qui n’étaient pas de Moldavie, ni de Russie, mais plutôt de l’ancienne Podolie, de l’Ukraine, au moment où Staline a voulu, vers 1940, jouer au jeu de l’oie avec l’histoire. Le temps s’est arrêté pour eux à cette époque et c’est ainsi. Une évidence qui a toute son incohérence, inédit et tristesse. Malgré la défaite d’Igor Smirnov, président déchu du premier tour, en dépit du résultat du deuxième tour de scrutin qui a eu lieu dimanche 25 décembre, et qui a fait gagner la « Renaissance » d’Evguéni Sevciuc. Un nouveau président pour un nouveau voyage ?
* Iulia Badea Guéritée et Judith Sinnigé, presseurop.eu, article publié en intégral et à l’origine par le hebdomadaire roumain Dilema Veche (voir pour la galerie photo aussi)
Article repris sur : http://alest.blogs.courrierinternational.com/archive/2012/01/02/la-transnistrie-pour-les-nuls-episode-deux.html