Publicité Votre publicité ici !

Igor Kostin, l’unique photographe qui a immortalisé la catastrophe nucléaire de Tchernobyl : « Un reporter ne vieillit jamais »

0 vote
Igor Costin

Igor Kostin, né à Chisinau en 1936, est l’unique photographe qui a fixé sur pellicule toutes les étapes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl depuis les tout premiers jours de l’accident. Avec la série de reportages photographiques « Tragédie de Tchernobyl » il a obtenu le prix international World Press Photo. Au cours de sa carrière, il a fait plus de 5000 photographies, diffusées ultérieurement par la presse dans le monde entier. Son livre Tchernobyl – témoignages d’un reporter a été traduit en 15 langues. Après l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima, il a fait appel aux pays-membres du G8 afin de solliciter la création d’un Centre de recherche sous l’égide de l’ONU qui identifierait de nouvelles sources d’énergie, hors le nucléaire qui représente une menace pour la vie humaine et la planète.

A 75 ans, Igor Kostin mène une vie retirée et accepte rarement de donner des interviews. Mais, par passion pour le public moldave et roumain, il a accepté de donner une interview exclusive au Journal de Chisinau.

* * * *

Vous souvenez-vous encore comment vous êtes arrivé pour la première fois sur le territoire de la centrale nucléaire de Tchernobyl ? On sait que les autorités soviétiques ont essayé de garder le secret concernant toutes les informations relatives à cette tragédie.

Je suis, avant tout, reporter. Les Etats-Unis ont été le premier pays à informer le monde sur la catastrophe de Tchernobyl, ayant constaté qu’un accident avait eu lieu après l’analyse d’images de satellites. Le lendemain de l’accident, cette information a été diffusée dans le monde entier. Au début, les dirigeants de l’Union Soviétique ne voulaient pas divulguer d’information relative à cette catastrophe. Si le pays n’avait pas été dirigé par Mikhail Gorbatchev, mais par Leonid Brejnev, l’information serait restée longtemps secrète.

A cette époque-là, j’étais le correspondant spécial d’une des plus importantes agences de presse, AP Novosti à Moscou. Elle fournissait des dépêches aux agences de presse étrangères. Moi, j’habitais Kiev à cette époque. Le lendemain de la tragédie, quand j’ai appris la mauvaise nouvelle, j’ai compris que je devais me rendre sur place.

Personne ne m’avait envoyé. J’ai parcouru environ 80 kilomètres avec différents moyens de transport. C’est difficile de décrire les sentiments que j’éprouvais lorsque je m’approchais de Tchernobyl. Un très vif souvenir d’enfance m’est venu à la mémoire : une nuit, pendant la guerre, lors des combats menés à Chisinau par l’armée roumaine contre les soviétiques, ma mère et moi, dans je ne sais pas quelles circonstances, nous nous sommes retrouvés dans un char allemand. Là-dedans, le silence régnait et on n’entendait que des balles ricocher de temps en temps sur la surface du char.

A un moment donné, j’ai entendu la voix de ma mère murmurant : « Nous allons mourir ? ». Un soldat lui a répondu qu’on pouvait mourir seulement si une bombe tombait juste sur nous. A l’aube, quand un silence de tombe régnait, le soldat nous a dit de sortir. L’armée roumaine se retirait. Une fois sortis du char, nous n’avons vu que des ruines et des visages effrayés.

A une quarantaine de kilomètres de Tchernobyl, cette image m’est revenue en mémoire. J’ai alors vu beaucoup de monde venir de la même direction, en provenance du lieu de l’accident, des camions transportaient du bétail, de la volaille et des choses que les gens avaient réussi à rassembler à la hâte. De miliciens nous ont arrêtés à un check point et nous ont avertis que pour le franchir on avait besoin d’un permis spécial. Me présentant comme journaliste, j’ai pu avancer encore une dizaine de kilomètres. Là-bas, je suis allé au siège des autorités où j’ai appris en fait qu’il était interdit d’aller plus loin. Voilà pourquoi je n’ai pas pu m’approcher du foyer de l’accident au tout début, mais je prenais des photos des gens qui étaient évacués, et de leur douleur aussi. D’autre part, des bruits couraient qu’il y aurait des centaines de morts.

Dans quelles circonstances s’est passé le défilé de 1 mai, dont vous parlez dans votre livre de mémoires Tchernobyl - témoignages d’un reporter ?

Le premier secrétaire du Parti Communiste, Vladimir Serdiţki, avait téléphoné à Gorbatchev pour lui demander d’annuler le défilé. Gorbatchev lui a répondu que si le défilé n’avait pas lieu, il serait révoqué du parti. Ainsi, les démonstrations de cette année-là ont été surnommées par les journalistes « le défilé vers la mort », car des dizaines de milliers d’hommes dits « les liquidateurs » se déplaçaient vers Tchernobyl.

liquidateurs au boulot

Aviez-vous des vêtements spéciaux ou portiez-vous un masque de protection quand vous alliez sur le lieu de l’accident ?

Je n’avais rien. Les premiers jours après l’explosion, il n’y avait pas d’équipement. Ce n’est qu’après une semaine, vers le 5 mai que j’ai reçu mon accréditation de la part du Bureau du Comité Central du Parti Communiste. Avec la permission personnelle de Mikhaïl Gorbatchev, un groupe de cinq journalistes dont je faisais partie a été accrédité : moi, je représentais l’agence de presse Novosti, il y avait aussi des représentants de l’agence TASS et du journal Izvestia, ainsi qu’un journaliste d’une revue militaire spécialisée. Une équipe de la Télévision Centrale travaillait aussi. Quand je suis arrivé à Tchernobyl pour la première fois, j’ai vu des gens portant des vêtements normaux et des masques de protection qui ne couvraient que la bouche. On dormait n’importe-où, sur le plancher, dans des écoles ou les jardins d’enfants.

A quel point réalisiez-vous le danger des radiations sur la santé ?

A franchement parler, je ne le réalisais pas totalement. Aujourd’hui, je suppose que si j’avais su quels effets les radiations pouvaient avoir sur ma santé, j’aurais ajourné mon voyage. Mais à cette époque, j’ai survolé 50 fois le réacteur numéro 4 en hélicoptère. J’ai pris des photos à toutes les étapes de la liquidation de cette catastrophe. J’ai photographié des gens descendant dans la mine, les soldats « liquidateurs » travaillant sur le toit de la centrale. Personne n’avait jamais vu une chose pareille. Au début, le Japon et l’Allemagne avaient envoyé des robots, mais à cause de l’irradiation, ils se sont bloqués. Je les ai photographiés depuis l’hélicoptère pendant qu’ils s’écroulaient. Après cela, des milliers de soldats ont dû nettoyer le graphite radioactif et le toit du troisième bloc de la centrale d’une surface de 250 mètres carrés. Le soir, quand je développais la pellicule, je la trouvais mouchetée de tâches à cause de la radiation.

Les gens qui ont pris la place des robots et qui ont été surnommés des « robots bio » sont les héros de vos photos…

Aujourd’hui je m’incline devant ces gens, des anonymes oubliés par la société qui n’ont même pas d’argent pour acheter des médicaments. J’ai été cinq fois sur le toit du réacteur numéro 3. Toutes les 20 à 40 secondes, un soldat sortait de l’ascenseur afin de jeter une ou deux pelletés de graphite sur un tapi roulant. Après, ils couraient vers l’ascenseur. Moi, je courais à leur côté. Le général Nicolaï Tarakanov m’a dit : «  Igor, pour utiliser de manière plus efficace la main-d’œuvre, prends une photo panoramique du toit pour que les soldats l’étudient et sachent où exactement aller quand ils sortent de l’ascenseur afin qu’ils ne fassent pas de mouvements inutiles. ». Les soldats sortaient une seule fois. Ensuite ils recevaient un diplôme et 100 roubles. Moi, j’ai été cinq fois sur ce toit-là et j’ai cinq diplômes, ceux qui ont le plus de valeur dans ma vie.

remise des diplômes

Vous avez immortalisé le moment où on a arboré un drapeau, un geste censé suggérer à tout le monde que l’accident de Tchernobyl était liquidé ; dans quelle circonstance avez-vous pris cette photo ?

Un soir, on m’avait dit que je devais photographier le drapeau dressé sur un des tuyaux après l’enterrement du réacteur numéro 4 dans le sarcophage. A six heures du matin, nous avons embarqué dans un hélicoptère militaire à l’aide duquel les soldats devaient s’approcher du tuyau. Nous avons fait le tour du tuyau quatre fois, mais, à cause de la pression des vapeurs, l’hélicoptère était repoussé. Le commandant nous a alors avertis qu’on risquait de tomber et il a pris la décision d’atterrir. J’étais sur le point d’aller à Kiev pour développer mes pellicules et le commandant m’a demandé de prendre une dernière photo en souvenir pour que les soldats les montrent à leurs épouses et leurs enfants. Il s’est avéré que je n’avais plus de pellicule…mais je ne pouvais pas refuser ! Alors, j’ai appuyé sur le bouton et une merveille s’est produite : un 37e cliché a été pris. La photo m’a bien réussi. Le lendemain, j’ai appris que ces gars-là étaient tous décédés. En effet, à l’aube, ils ont pris l’hélicoptère et se sont une nouvelle fois approchés du tuyau. Se dirigeant à l’encontre des rayons du soleil, la visibilité était réduite et l’hélicoptère a heurté une grue. L’appareil s’est écrasé. La photo prise la veille s’est avérée être la dernière pour eux…Un des jours suivants, quatre autres soldats ont quand même posé le drapeau. Je les photographiais depuis l’hélicoptère pendant qu’ils montaient l’escalier le long du tuyau. Le drapeau s’est détérioré à cause de la radiation peu après être hissé. Une fois descendus, les soldats m’ont fait cadeau d’un morceau de ce drapeau que je garde encore aujourd’hui.

Dans quelles circonstances avez-vous observé les effets désastreux de la radioactivité sur les gens ?

Les personnes irradiées et les pompiers qui ont souffert dès les premiers jours ont été emmenés dans des automobiles spéciales et dans des hélicoptères à l’hôpital militaire numéro 6 de Moscou. Moi-aussi, comme il était naturel, j’y suis arrivé un jour, avec le réalisateur de documentaires, Vladimir Chevtchenko. J’ai voulu prendre mon appareil photo, mais on me l’a interdit. J’ai été bouleversé par ce que j’ai pu voir dans cet hôpital. C’est alors que j’ai, pour la première fois, vraiment réalisé les monstruosités que peuvent causer les radiations sur le corps humain. Voilà un exemple : quelqu’un me demande de l’eau. Je lui donne un verre et quand il me le rend, il y a de la chair des doigts sur ce verre-là. J’ai vu des gens brûlés, d’autres gonflés. J’ai pris plusieurs photos, mais on m’a fait signer un document par lequel je m’engageais à ne jamais diffuser de photos des gens touchés par les radiations. En ce qui me concerne, durant ces dernières années, j’ai suivi un traitement médical dans une clinique spéciale à Hiroshima, puis un autre à Paris, en France et deux fois par an je suis une aide psychologique à Kiev, en Ukraine. Si on me demande si je me porte bien, je réponds : « N’attendez pas, je ne céderai jamais. Les Moldaves sont nés pour vivre ! ».

à l’intérieur du réacteur

Que pensez-vous du récent accident nucléaire de la centrale de Fukushima au Japon ?

Dieu a donné à la civilisation trois moyens d’obtenir de l’énergie : à l’aide des rayons solaires, du vent et de l’eau. Au début du 21e siècle, ces sources ne nous donnent plus assez d’énergie. Ce qui vient de se passer au Japon est une catastrophe face à laquelle l’être humain s’est avéré impuissant. L’Etat nippon va dépenser des centaines de milliards de dollars afin de refaire l’économie de son pays. J’ai adressé à l’ONU et aux pays-membres du G8, un appel à former un centre de recherche censé découvrir de nouvelles sources d’énergie. Si on n’y pense pas aujourd’hui, demain il pourrait être trop tard. On doit faire cela au nom de nos enfants, pour qu’ils vivent en sureté sur une planète propre. En même temps, je mène des discussions avec les autorités de Russie, de Bélarus et d’Ukraine visant la construction à la frontière entre ces trois Etats d’un monument à la mémoire des plus de 800 000 liquidateurs de la catastrophe de Tchernobyl.

Vous avez récemment visité la centrale de Tchernobyl. Avez-vous constaté des changements dans cette zone-là ?

Ce qui a changé ce sont les chefs qui permettent ou non d’entrer dans cette zone. C’est une zone isolée de la civilisation. La ville de Pripeat reste une ville morte, envahie par des bêtes, des sangliers, des loups, etc. Ça reste toujours un endroit dangereux pour les gens.

Revenez-vous souvent à Chisinau ? Maintenez-vous des relations avec des parents ou d’anciens collègues de Moldavie ?

Je me considère comme un nationaliste dans le bon sens de ce mot. Mon ami de Chisinau, Mihai Potârniche, m’a offert un drapeau d’environ trois mètres que j’ai arboré à ma villa. J’aime beaucoup notre cuisine nationale et j’espère rendre visite l’automne prochain à des parents du côté de mon père qui habitent Ghidighici. A Chisinau, j’ai aussi une nièce du côté de ma mère, Lilia Moroz. Je suis au courant de ce qui se passe en Moldavie. Mon livre „Cernobîl – mărturia unui reporter” (« Tchernobyl - témoignages d’un reporter ») a été traduit en 15 langues. Je suis fier de ce succès, j’ai reçu les plus importants prix auxquels peut aspirer un photoreporter, mais en Ukraine je n’ai rien reçu, à part une mention de la part d’une mairie. Mon livre fait aussi partie de la bibliothèque du Pape. J’ai personnellement remis mon livre au créateur de mode Pierre Cardin, ainsi qu’à d’autres personnalités. J’ai aussi envoyé mon livre à Vladimir Voronin, quand il était Président de la Moldavie, mais il semble qu’il ne l’a jamais reçu…Je voulais qu’il sache quel Moldave vit en Ukraine.

Je vous remercie.

Interview par Svetlana Corobceanu reprise sur le site http://www.jurnal.md

Traduite pour www.moldavie.fr

Relecture - Didier Corne Demajaux.

Revenir en haut
Soutenir par un don