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Igor Cobileanski : les idéaux consommés de l’« adolescence de velours”

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Article par Petru Negură

Je prie Dieu tous les jours

Qu’il m’aide

Parce que la vie ne sent pas,

Mais elle pue fort,

À pied, sale, affamé jusqu’à l’os,

J’aime mon pays et pour ça j’suis joyeux

C’est honteux, peut-être, de parler, papoter

Dire la vérité de mon pays bien aimé…

On a un pays de seconde main, je crois que…

Et on n’a pas peur de faillite, parce que…

(„Quand la lumière s’éteint”, colonne sonore)

Igor Cobileanski fait partie de la génération des Moldaves qui, dans la seconde moitié des années 1980 – les années de la perestroïka, de la démocratisation et du « renouveau national » – vivait les charmes et les crises de l’adolescence. Chez lui, comme chez ses autres congénères, les transformations sociales ont coïncidé avec celles de sa propre personne (corps / âme). Les idéaux de la liberté, brandis énergiquement par les foules sorties dans la rue, ont été dans le cas d’Igor (comme de ses camarades) des idéaux vécus sur son propre corps, profondément personnalisés et intériorisés. La révolution sociale animait sa « révolution » intérieure, et vice versa.

Les films d’Igor Cobileanski sont nourris par les illusions et les désillusions de cette « adolescence de velours » de la fin des années 1980, par les idéaux consommés dans la misère et la routine post-révolutionnaires, dans un pays qui a découvert brusquement la liberté et en même temps le sens de son impuissance.

Les Moldaves des années 1990, comme les habitants d’autres pays issus de l’ancienne URSS et du bloc socialiste, vivent la « transition », collectivement et séparément, comme une période de dégénérescence de leurs propres valeurs et idéaux, cultivés durant leurs révolutions respectives. Ceux qui ont lutté pour la « langue et l’alphabet » ont vu leurs idéaux trompés par les « nouvelles » élites politiques et économiques, indifférentes – sinon carrément hostiles – aux valeurs « nationales ». D’autre part, la majorité restée silencieuse dans les années de la « révolution chantante » s’est retrouvée à un certain moment – après 1990 – irrévocablement dépossédée du sol soviétique sur lequel elle avait jusque là les pieds bien fixés. La société moldave apparaît dans les années 1990 profondément divisée entre ceux qui ont été « sur les barricades » à la fin des années 1980 et ceux qui sont restés à côté. En revanche, les uns comme les autres se rencontrent et font corps commun sous la flamme des idéaux trompés, également confrontés aux misères et aux incertitudes d’une « transition » sans destination précise.

La trilogie des courts-métrages d’Igor Cobileanski – « Quand la lumière s’éteint », « Saşa, Grişa et Ion » et « (Ennui et) Inspiration » – traitent du sentiment de perte vécu par les Moldaves durant les années 1990 et après, sur un ton comique, voire burlesque, qui rappelle les anecdotes racontées par les Soviétiques ordinaires (dans les files interminables, au travail ou « à un coup » entre copains) pour rendre leurs manques (matérielles ou autres) vivables, ou les blagues racontées par les mêmes gens dans le contexte – non moins privatif – de la « transition ». Les blagues et les gags de ces courts-métrages provoquent un rire d’autant plus sincère qu’ils tirent leur sève – dans l’esprit du traditionnel « se rire de souffrir » (« haz de necaz ») – du fait même des manques et des souffrances quotidiennes des Moldaves (comme des Ukrainiens, Russes ou Géorgiens…) moyens.

Les films d’Igor Cobileanski ont aussi un côté métaphorique, voire symbolique, issu lui aussi du sens commun et de l’imaginaire populaires, bien qu’il puisse susciter auprès d’un spectateur plus exigent, par une lecture « à tiroirs », certaines associations livresques. Ainsi, peut-on lire dans l’image de l’ampoule avalée de « Quand la lumière s’éteint » une métaphore à sens multiples, en fonction de la « grille de lecture » appliquée par différentes catégories de public.

Dans un film (moulé sur une certaine réalité) dont l’intrigue se déroule exclusivement la nuit, les personnages se demandent que peut-on faire avec une ampoule après que « la lumière s’éteint ». Ceux-ci ne trouvent rien de mieux à faire qu’à parier « à crédit » pour celui qui réussira à faire entrer l’ampoule dans la bouche, puis de la sortir indemne. Les personnages des courts-métrages de Cobileanski s’adonnent à des actions qui pourraient paraître à certains gens raisonnables (ou au moins d’une rationalité différente de celle des protagonistes) comme insensées, sinon totalement absurdes. On apprend dans une interview avec l’auteur des films que certains spectateurs allemands se demandaient ébahis, à propos de « Quand la lumière s’éteint », pourquoi faire un pari, surtout qu’aucun participant ne semble avoir la mise suffisante ? Certains ne comprennent pas – répond le metteur en scène dans l’interview -, qu’on peut faire certaines choses rien que par ennui. Cette idée est d’ailleurs suggérée par le titre d’un de ses courts-métrages. On peut entrevoir néanmoins d’autres raisons aux comportements par ailleurs absurdes des personnages de Cobileanski.

L’image de l’ampoule éteinte jette quelque lumière sur le sens de toute la trilogie. Lorsque « la lumière s’éteint » - la lumière qui rend les choses visibles, leur donne un sens -, autrement dit quand certains principes éthiques, certaines vérités auxquelles on croyait fermement s’effondrent du jour au lendemain, plus rien n’a de sens ou, ce qui revient au même, il est bien quoiqu’on fasse. On a remarqué que les films d’Igor Cobileanski sont tragicomiques. Bien plus, il fait une lecture burlesque de l’idée profondément tragique qui tourmentait le personnage dostoïevskien Ivan Karamazov selon laquelle « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ».

Les espaces intérieurs des trois filmes induisent un sentiment d’enfermement, d’étroitesse, de fatalité, que l’obscurité de la nuit (« Quand la lumière s’éteint »), l’étendu enneigé (« Saşa, Grişa et Ion ») et les « paysages » monotones et monochromes (« (Ennui et) Inspiration ») ne font qu’accentuer. Les personnages d’Igor Cobileanski semblent être dans l’attente d’un événement extraordinaire qui les enlève à la torpeur quotidienne. En même temps, les choses qui arrivent sont perçues par ceux-ci comme fatidiques, implacables : l’évolution du taux d’échange du dollar, une nouvelle tâche de dépannage dans un jour froid d’hiver, l’électrochoc. Enfin, une « raison suprême » donne sens au comportement apparemment bizarre des personnages des trois courts-métrages : la précarité généralisée. Dans un monde où « l’enchérissement du dollar » devient une obsession collective, où le chauffage tarde de se faire senti à la veille du Réveillon et où « on n’a rien à manger », toute solution de survivance semble être acceptable. L’inventivité des gens confrontés à des manques vitaux frise le fantastique.

La colonne sonore de « Quand la lumière s’éteint » nous offre un commentaire précieux pour la compréhension du film. Les contradictions internes dans les vers de cette chanson résument et en même temps clarifient le sens général des trois courts-métrages. On peut noter ici deux hypostases du symbole de la lumière (comme facteur de sens) : Dieu et le pays. Comme dans les pièces de S. Beckett, ce Dieu est assez impuissant sinon complètement absent, tandis que le pays (à l’encontre de la lyrique patriotique de tout genre et couleur) est de seconde main. Le « personnage lyrique » continue pour autant à prier et ne cesse d’aimer son pays, même avec la lumière éteinte, fait pour lequel il se dit joyeux.

Le comique d’Igor Cobileanski, puisé à l’humour populaire, dégonfle le tragique de la situation à laquelle il fait référence et ainsi il la rend plus aisément avalable (supportable) en nous donnant une raison de plus pour retrouver, à tâtons, le sens des choses.

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