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Les écrivains d’expression française en République de Moldavie : partie I

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Article par Ana Gutu

L’article passe en revue ponctuellement la création des écrivains d’expression française qui sont originaires de la République de Moldavie, et qui ont créé des œuvres littéraires en prose ou en vers en français. Le cas de cet espace culturel est spécifique, car l’acte créateur de ces écrivains francophones de la Bessarabie est envisagé comme une manifestation d’une double identité, d’un cosmopolitisme dans le sens le plus positif du terme, d’une appartenance culturelle qui a été acquise par formation et non pas de par leur naissance.

Il n’y a jamais eu de présence géopolitique française dans les Balkans au cours des siècles, la culture française, exportée par le biais de la langue française, bénéficiant plutôt d’une marque de noblesse vers laquelle se lançaient les esprits créateurs des savants, hommes de cultures, politiciens, philosophes, peintres et sculpteurs.

Les hommes de culture roumains qui ont greffé une formation linguistique en français ou bien ont quitté la Roumanie pour s’installer en France, sont nombreux. Leurs noms sont devenus des symboles de référence pour l’universalité du génie créateur : Mircea Eliade, Nicolae Iorga, Tristan Tzara, Hélène Vacaresco, Constantin Brancusi, Emil Cioran, Panait Istrati et autres.

La Bessarabie, terra grata, a donné de remarquables intellectuels qui ont poussé la Roumanie sur la voie du progrès du patrimoine idéatique roumain. Ainsi, les noms de Bogdan Petriceicu Hasdeu, ressortissant du Sud de la Bessarabie, est bien connu par la vastitude de ses activités culturelles, politiques, scientifiques et créatrices. C’est surtout sa fille que nous allons mentionner dans notre dossier écrivains-poètes, même si elle est née à Bucarest et non pas en Bessarabie.

Iulia Hasdeu

Iulia Hasdeu (1869-1888), la fille du savant, a vécu seulement 19 ans, mais elle est considérée un véritable génie, car douée et talentueuse (polyglotte, parlant à part le roumain français, allemand, anglais dès l’âge de 8 ans), elle a laissé deux volumes d’œuvres poétiques posthumes « Les Bourgeons d’avril : Fantaisies et rêves » et « Chevalerie : Confidences et canevas ». En lisant les poèmes de Julie nous découvrons le sens profond dans la perception des lumières, des éclats, du rayonnement des eaux et des paysages (Bogdan, Gusic : http://www.dutae.univartois.fr/biennale/biennale1995/bogdan.html). La mondovision poétique de Julie Hasdeu est transie de tristesse, de nostalgie, imprégnée de rhétorique existentielle, sa poésie est pure, vierge, romantique, révélatrice :

Pauvre feuille perdue. Ah ! ton destin nous retrace

Notre propre destin, notre propre disgrâce :

Nous naissons sans savoir où Dieu nous jettera.

Que sommes-nous ? - Secret. Où courons-nous ? -

Mystère.

Et que deviendrons-nous en quittant cette terre ?

Oh ! Nul jamais ne le saura.

(La feuille, Paris, 1986).

Ses travaux, très divers, appartenant à des formes d’expression variées - elle a écrit des œuvres poétiques et en prose, des œuvres de dramaturgie, des réflexions, des épîtres, des contes et des nouvelles, des recueils folkloriques - font preuve d’une profondeur de pensée, d’une élévation du message spirituel tout à fait exceptionnels, et pas seulement à son âge. Le genre lyrique y est représenté, ainsi que le genre épique et chevaleresque, le reportage de voyage, les confidences, et partout la noblesse des pensées et des sentiments éblouit le lecteur.

Nous quittons le XIX-e siècle qui a constitué pour la Bessarabie une longue étape de dénationalisation après la terrible année 1812, quand la Bessarabie a été annexée à la Russie. Par l’intermédiaire de la religion un long processus de russification a commencé dans ce territoire séparé de la Roumanie par le Prut.

L’histoire plus récente nous montre que la création littéraire francophone dans l’espace entre le Dniestr et le Prout, isolé de la matrice linguistique-identitaire roumaine, n’a pas connu une prolifération importante lors du régime d’occupation soviétique. Le rôle croissant de la langue russe en tant qu’instrument de communication de l’empire a entraîné la coercition sociétale de cette langue et l’oppression barbare des langues des autres républiques de l’empire. Pratiquement le russe était devenu une seconde langue maternelle, la langue de l’éducation, la langue de traduction des œuvres littéraires autochtones, la langue d’appropriation, avec laquelle on s’appropriait la culture, la littérature, la civilisation, les attitudes et les comportements. Entre temps, le roumain en Roumanie a bénéficié du patrimoine partagé du français, phénomène qui a été à la portée de tous les locuteurs et qui a contribué au développement harmonieux de la langue roumaine dans son apanage latin naturel.

Le français en Moldavie transprutienne, hélas, devenait uniquement une troisième langue étrangère, étudiée à l’école et dans les universités. Comme les intellectuels de Bessarabie ont été contraints à se réfugier en Roumanie après 1945, la classe intellectuelle de Bessarabie a été complètement évincée. Cette épuration, due aussi aux déportations en masse vers les terres sibériennes, a laissé la république pratiquement sans intellectuels. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que le processus très lent de rétablissement de la classe des intellectuels commence. La guillotine brutale opérée sur l’intellectualité bessarabienne, malheureusement, se fait sentir même aujourd’hui.

La situation spécifique due à la coercition de la langue russe, à sa mise en circulation dans les cercles des écrivains, a orienté les préoccupations civilisatrices, au moins celles officielles, exclusivement vers l’est. La Bessarabie était devenue la ligne de démarcation entre l’Ouest et l’Est, les intérêts scientifiques en matière de langue française et littérature francophone étant traités surtout à partir des positions des écoles scientifiques russes/soviétiques, profondément idéologisées. Et même aujourd’hui les vestiges de cette prédilection donnent des fruits, c’est vrai que leur importance est autre : pas mal de poètes et écrivains traduisent les chef-d’œuvres des écrivains russes en roumain pour les faire circuler en Roumanie. Les hommes cultivés de la République de Moldavie continuent d’exercer leur mission – connecter le monde de la culture slave au monde latin.

Qu’est-il, donc, devenu des littéraires francophones de Bessarabie ? Comme le français n’était que la seconde langue étrangère (après le russe) à l’école et une langue de formation en faculté de langues étrangères, le nombre de personnes parlant de manière courante le français (dans la mesure du possible à cette époque d’isolement total de l’Ouest) était très restreint. Dans la plupart des cas c’étaient les professeurs de français - des lycées et des universités. C’est le fonds inestimable qui a su garder et promouvoir la véritable francophonie, y compris la francophonie institutionnelle et celle créative.

Une conclusion qui s’impose c’est que les écrivains bessarabiens dans l’anthologie récente qui ont rédigé leurs œuvres directement, sans la médiation de la traduction, en français (c’est tout un sujet à part) sont des universitaires, savants, chercheurs en matière de sciences de la langue française (linguistique, grammaire, lexicologie, etc). Le patrimoine écrit de ces ouvrages n’est pas volumineux, car la vocation des universitaires réside tout d’abord dans le processus d’enseignement et de recherche. Dans la plupart des cas, ces écrits littéraires se résument à des poèmes. Voici quelques noms d’écrivains d’expression française déjà connus dans l’espace littéraire très récent de la République de Moldavie : Victor Banaru, Simion Railenu, Georges Reabtov, Ana Gutu.

« Lacan a pu définir quatre types de discours qui se partagent notre société : les discours de l’hystérique, de l’universitaire, du maître et de l’analyste. » (cité d’après Kristeva, 1985 : p. 85). Comme nous pourrons le voir, le discours universitaire francophone est très présent en République de Moldavie. Les écrits scientifiques en français sont assez répandus. L’enseignement en français de différentes disciplines, telles qu’économie, gestion, médecine, informatique, technologies alimentaires est assez présent en République de Moldavie. Les missions d’enseignement et d’assistance linguistique, effectuées par les professeurs spécialistes en Algérie, au Maroc, au Burkina Faso et dans d’autres pays francophones pendant l’époque soviétique ont formé toute une communauté de professeurs universitaires qui aujourd’hui œuvrent au profit des filières francophones institutionnalisées dans les universités moldaves. Plus encore, ils rédigent leurs travaux didactiques et scientifiques en français. Citons quelques noms : Alexandru Gribincea, Mihai Bradu, Georges Ciumac, Victor Şontea, Ion Moldovanu, Valentina Vorojbit. Et, bien sûr, les linguistes de Moldavie qui publient leurs travaux également en français - Ion Gutu, Elena Prus, Anna Bondarenco, Ana Gutu, Ion Manoli, Ion Moldovanu et autres.

Victor Banaru

Victor Banaru (1941 – 1997). Professeur universitaire, savant linguiste, écrivain et traducteur, il a essayé de conceptualiser le monde (le terme lui appartient) dans son unique recueil de nouvelles, dont trois ont été écrites en français. « Son style connotatif-associatif, parfois ironique-allusif imprégné de coloris poétique voltairien est le résultat de….ses quêtes bibliques, mythologiques, symboliques, historico-littéraires, civilisatrices. C’est aussi la représentation de son ego spirituel » (Gutu, 2002 : p.10).

Emilian Galaicu-Paun. Ecrivain, poète, essayiste, éditeur, traducteur prolifique du français en roumain. Auteur de trois essais de critique littéraire publiés en France.

Emilian Galaicu-Paun

Musata Matei, étudiante à l’Université de Cambridge, fille de l’écrivain Valeriu Matei, écrit des poèmes en français. Elle a obtenu trois prix dans des concours littéraires nationaux et internationaux.

On dit qu’en Bessarabie il n’y a pas une seule personne qui n’ait pas écrit un poème. Or, « La poétique est l’essai de penser le continu dans le discours. Elle tente d’atteindre, à travers ce que disent les mots, vers ce qu’ils montrent mais ne disent pas, vers ce qu’ils font, qui est plus subtil que ce que la pragmatique contemporaine a cru mettre au jour. » (Meschonnic, 1999 : p.140).

Source : http://anagutu.net

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