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Catherine Camus : « Albert Camus aidera toujours les autres. La sincérité est toujours reconnue ».

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Maria Hîncu-Patanchon, écrivaine de Moldavie qui réside en France, en dialogue avec Catherine Camus, la fille de l’écrivain Albert Camus.

Albert Camus fascine toujours. Il est l’auteur le plus lu à ce jour du catalogue des éditions Gallimard, d’après Antoine Gallimard, directeur des éditions Gallimard, chez qui l’écrivain a publié toute son œuvre. En 2020, le roman « La Peste » semble avoir été le livre le plus lu en France et l’un des plus lus dans le monde.

Pourquoi cet écrivain parle-t-il tant aux lecteurs du monde entier ? D’où vient cette fascination croissante pour l’œuvre d’Albert Camus ? Nous avons essayé d’en apprendre plus lors d’un entretien avec Catherine Camus, fille de l’écrivain Albert Camus, qui gère depuis près de quarante-trois ans, à plein temps, l’œuvre de son père.

Maria Hîncu-Patanchon - au centre et Catherine Camus - à droite.

Maria Hîncu-Patanchon : Chère Catherine Camus, après plusieurs décennies au service de l’œuvre de votre père, est-ce qu’il vous arrive aujourd’hui de redécouvrir encore l’écrivain Albert Camus, de porter un nouveau regard sur sa vie et sur son œuvre ?

Catherine Camus : Sur sa vie, non…mais je ne sais pas vous dire. Il est mort et il vit toujours. Par moments, c’est un peu compliqué. Je n’ai plus de papa depuis des années, mais chaque fois qu’on me demande une œuvre, par exemple, pour une adaptation de la « Chute », je m’aperçois que je connais presque tout par cœur. Il faudrait que je relise « L’Homme révolté », mais c’est un peu abstrait, je trouve. Quand je préparais le livre « Le monde en partage » avec mon éditeur, à chaque fois qu’on tombait sur une citation, on me disait « cette citation est pour aujourd’hui, celle-là aussi ». L’œuvre de Camus est actuel parce que les gens se retrouvent dans ce qu’il a écrit. Il me semble que nous vivons une époque de « ce qu’on peut dire » et « ce qu’on ne peut pas dire » et, par moment, on étouffe. Les gens ont souvent le sentiment qu’ils étouffent. Ou bien, on nous met dans des cases. Une drôle d’époque. Par exemple, en parlant de moi, on me considérait comme rentière, alors que je travaillais depuis des années. J’étais, d’une certaine manière, « incassable ».

M.H-P : Antoine Gallimard, directeur des éditions Gallimard, lors d’un entretien pour une revue culturelle espagnole, évoquait récemment à juste titre « le style merveilleux, la moralité légendaire de Camus », en parlant de l’écrivain comme « d’un phénomène ». L’éditeur le décrit comme « un tonnerre, un tremblement de terre », car l’écrivain parle à toute une génération, il réussit à convaincre grâce à sa simplicité, cette espèce de grande clarté qui réunit tout à la fois : poésie, moralité, philosophie et réalisme. Une sorte de triangle philosophique qui regroupe trois dimensions de notre existence : la mort, la vie, l’espoir. D’après vous, pourquoi tant de lecteurs à travers le monde, d’âges différents, de générations et d’époques différentes, sont fascinés par l’œuvre d’Albert Camus ?

C.C : Même aujourd’hui, les gens le reconnaissent. La sincérité est toujours reconnue. En plus, je pense que, dans le discours de Suède que j’adore, il dit que l’artiste ne peut pas se séparer des autres. Il parle à hauteur des hommes, pour les hommes. Et de nos jours, dans une époque où la technologie avance à grands pas, nous restons brutes de décoffrage. Eh bien, je pense que papa, il aidera toujours les autres, des générations et des générations. Parce qu’il n’est pas « plus » que les autres. Moi, je n’ai jamais appris la hiérarchie sociale. Chez moi, chez nous, ça n’existait pas. Et, d’ailleurs, quand vous m’avez demandé avant notre entretien si ma grand-mère d’origine espagnole parlait espagnol avec nous à la maison, je vous disais qu’elle ne le parlait pas bien. Ma grand-mère était sourde-muette, elle ne savait ni lire, ni écrire, elle m’avait dit que, du temps où elle était toute jeune, la langue des signes était interdite à l’école. Elle a ouvert très tard les livres et le premier livre qu’elle a ouvert a été « La Peste ». Mon grand-oncle était lui aussi sourd-muet, mais ma grand-mère parlait un peu. Et je me suis rendu compte, quand elle m’avait dit ça, que je n’avais jamais mis un terme sur l’infirmité de ma grand-mère. C’était sa façon de parler, c’est comme ça que nous le comprenions. Mon grand-oncle, parlait avec beaucoup de gestes et je comprenais tout ce qu’il me disait. Il me racontait ses parties de pêche, je voyais la truite qui se cachait, tout ce qu’il me racontait en détail…Il n’y avait pas de hiérarchie chez nous. Et nous ne regardions pas non plus les gens à travers les hiérarchies.

M.H-P : C’est intéressant ce que vous dites, cela nous permet de mieux comprendre la foi d’Albert Camus en l’être humain, sa force exceptionnelle au service de la dignité humaine. D’après vous, au-delà des mots employés dans une œuvre, quelle est la part de l’indicible chez Albert Camus ? De quoi s’habillent ses non-dits ? Parce qu’en fin de compte, toute la force chez un écrivain est dans ce qui est caché, dans l’implicite, dans ce qui est chargé de sens, mais n’est pas formulé, ni exprimé ?

C.C : Un écrivain, il ne peut pas le dire. Le silence est révélateur chez un écrivain. Je pense qu’un être humain a sa part de mystère qu’on ne connaîtra probablement jamais, mais qui fait qu’on soit toujours attaché. Il y a un auteur coréen, Kim Hwa Young*, si ma mémoire est bonne, qui parle justement du silence chez Camus. Je ne lis plus Camus depuis très longtemps, mais je sais que dans une œuvre, chaque mot possède des degrés de puissance. A nous de savoir comment en user, à quelle dose les employer. Au cœur des silences, un écrivain peut extraire des mots l’indicible.

M.H.-P : Une amitié profonde liait Albert Camus au poète René Char. Avez-vous rencontré René Char ? Pouvez-vous nous dire une petite histoire, quelque chose qui vous rappelle ce grand poète ?

C.C : En effet, avec mes parents, on voyait souvent René Char. Il habitait à proximité de chez nous, dans le Vaucluse aussi. La première pensée qui me vient à propos de René Char, c’est qu’il ne parlait pas beaucoup. La plupart du temps, il se taisait. Papa disait de lui qu’« il avait des silences tonitruants ». On allait souvent en famille rendre visite chez Madame Mathieu, où on retrouvait René Char. Il y avait aussi un garçon de notre âge, Gérard Kosch, le petit-fils de Madame Matthieu. Je me souviens, une fois, quand j’étais enfant, on était tous réunis autour d’une grande table chez madame Matthieu. Soudain, Gerard brise le silence :« Ô, poète, parle-nous de la lune ! » tout le monde a avalé la langue, silence absolu. Maie René Char, lui, il avait ri. Avec moi, avec nous, les enfants, il était très doux et gentil.

M.H-P : J’ai le sentiment que bon nombre de grands écrivains se sont « construits » un pays dans la littérature au moment où leur pays de naissance a physiquement disparu. Marguerite Duras, née en Indochine, ancienne colonie française. Romain Gary, né en Lituanie, dans l’ancien Empire tsariste. Milan Kundera, né dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Albert Camus, né en Algérie française, qui n’existe plus aujourd’hui…

C.C : Papa est mort en 1960, il n’a pas connu la fin de l’Algérie française. Mais ces transformations, je pense qu’il les ressentait déjà. Par exemple, après la publication de « L’Homme révolté », papa se sentait souvent seul. Je me souviens, c’était au moment de la rencontre que mon père a eue en mars 1958 avec Charles de Gaulle, des gens malintentionnés en Algérie disaient à ma grand-mère que papa avait beaucoup d’ennemis. Quand papa lui rendait visite, il la rassurait que tout allait bien, très bien. Tu en es sûr ? insistait ma grand-mère. Oui, lui répondait papa, regarde, quand je rentre à Paris, je vais déjeuner avec le Président de la République. Et ma grand-mère lui disait à ce moment-là : -N’y vas pas. Ce ne sont pas des gens pour nous… Non, mon père n’a pas connu la fin de l’Algérie française. Sa famille, sa mère vivait en Algérie et ne se voyait pas venir vivre en France.

M.H-P : Le monde a changé depuis. Dans cette époque, dite de la mondialisation, parfois on souhaiterait savoir ce que ces écrivains humanistes qui ont vu disparaitre leurs pays diraient de cette époque, de ce monde devenu « un village planétaire » ? On s’interroge parfois sur ce qu’auraient pu dire, écrire ces écrivains. Sur ce qu’aurait écrit Camus sur ce monde qui n’est pas celui de son temps. Comme disait un lecteur de Camus, « lire Camus c’est ressentir paradoxalement le manque de fraternité et surtout de dignité dans un monde qui en est aujourd’hui tristement dépourvu ».

C.C : Oh, cela n’aurait rien changé, je pense. L’être humain est le même, de tous les temps. On a les mêmes angoisses, les mêmes joies, les mêmes bonheurs, les mêmes interrogations. On est tous pareils. Qu’importe ! Mondialisation, c’est un nom qui fait peur. Nous, on est européens et ça c’est une bonne chose. Je crois en l’avenir, si la Terre nous garde.

M.H-P : La question de la résistance a une importance particulière pour moi, pour ma famille aussi. Je pense souvent à cette synchronisation des faits dans le temps. Au moment où Albert Camus se trouvait à Paris au sein du « Combat », au début des années ’40 du siècle dernier, mon arrière-grand-père, Nichita Ciolacu, dans mon village de Moldavie, sauvait des habitants des mains des Allemands, y compris des Juifs. Ancien combattant de la Première Guerre Mondiale et prisonnier en Allemagne, il parlait allemand. Au moment où il a eu vent des intentions des Allemands d’arrêter plusieurs habitants du village, il a couru les avertir, ce qui a sauvé plusieurs vies. Au-delà de leur humanisme, ceux qui ont fait de la résistance avaient du courage avant tout. Bien sûr, nous ne sommes pas là pour porter un quelconque jugement sur la vie ou sur les gens, mais il me semble important d’évoquer la solidarité et la générosité de ceux qui ont mis leur vie en péril pour sauver celle des autres. Et je tenais à rappeler le combat de Camus contre l’occupation allemande, aux côtés d’André Malraux, Roger Grenier, entre autres. Ou sa prise de position lors de la tragédie de Hiroshima et de Nagasaki, quand des bombes atomiques ont été lancées par les Américains sur le Japon en août 1945.

C.C. : Oui, il a été l’un des seuls, si ce n’est pas le seul en France, parmi les personnalités publiques, à avoir dénoncé cette tragédie de Hiroshima.

M.H-P : Vous vous rappelez cette époque de la résistance, dans les années ’50, de l’écrivain Camus ?

C.C : J’avais 11-12 ans, je cherchais un crayon ou quelque chose dans la maison, et je suis tombée sur la médaille de la Résistance. J’arrive au salon, il y avait papa et maman, et lorsque j’ai montré à papa ce que j’avais trouvé, il m’a jeté un regard froid : « Où as-tu trouvé ça ? ». Dans le tiroir, je lui avais répondu, mais il gardait encore ce regard froid, glacé et inquiet sur moi. Nous étions enfants, on ne discutait pas ces choses-là avec nous, mais nous, on les ressentait. Nous ressentions une tension et une gravité autour de nous. Je me souviens, Catherine Bernard, qui travaillait au Combat, m’avait dit un jour qu’elle avait été arrêtée (elle était Juive) et torturée et que sous la torture, elle n’a donné le nom de personne, ce qui ne veut pas dire que ceux qui le faisaient, sous la torture, étaient mauvais. On ne peut pas juger. Elle a dû hurler sous les tortures, elle avait la voix complétement fracassée. Elle avait l’âge de papa, la trentaine. A propos de l’engagement de papa, je pense qu’il considérait qu’il avait suivi son cœur, qu’on ne peut pas accepter ce qui c’était passé pour les Juifs ou le comportement de Pétain. Et à propos, j’ai regardé un film sur Pétain durant son procès, on y voit papa de près, il a suivi tout le procès.

M.H.P : Vous avez publié plusieurs ouvrages consacrés au travail de votre père, dont « Solitaire et Solidaire », paru chez Michel Lafon en 2009. C’est un très beau livre. Vous rendez un vibrant hommage filial, en publiant ce livre qui contient des extraits d’œuvres, des photographies et des documents inédits que vous partagez généreusement avec nous. Un livre que les lecteurs de Camus devraient avoir obligatoirement dans leur bibliothèque personnelle. Et dont la lecture ne s’achève jamais, puisqu’on redécouvre sans cesse de nouveaux et de nouveaux détails, en réfléchissant à tout ce qui nous est offert. Le titre « Solitaire et solidaire » est extrait d’une œuvre de Camus (« Jonas ou l’Artiste au travail »), mais je trouve que ce sont deux mots qui caractérisent au mieux l’écrivain. Solitaire et Solidaire. Pourquoi lorsqu’on est solidaire, on est souvent solitaire ? La solidarité est-elle inhérente à la solitude ? Peut-on être solitaire parce qu’on a été solidaire ?

C.C. : Non, la solidarité n’est pas inhérente à la solitude. Mais la solitude, tout le monde la connaît. Je me rappelle, j’avais 8 ans, j’étais au salon et papa y était assis, pensif. Je m’approche et lui dit : « Papa, tu es triste, pourquoi es-tu triste ? ». « Je suis seul », il m’avait répondu, assis sur un siège bas, moi - sur le canapé du salon. « Je suis seul », des mots qui ont longtemps resonné dans mon esprit. Le combat de mon père me semble cohérent. Il est cohérent pour lui en tant qu’écrivain et en tant qu’être humain, aussi. Certains écrivains ne montrent pas dans leurs écrits le même comportement, la même attitude qu’ils manifestent dans leur vie réelle. Ce ne fut pas le cas pour mon père. En 1958, mon père a été complètement seul. Après la publication de « L’Homme révolté », il s’est retrouvé très seul…Je pense qu’on commençait déjà à nous approcher d’un cycle de déclin de l’Occident. Mais ça, c’est est une autre question. Alors, oui, la solitude, on la connaît tous, quel que soit le temps ou l’époque.

* Note : Kim Hwa Young, spécialiste de la littérature française et professeur émérite de l’université Koryo (Corée du Sud), a traduit vingt œuvres d’Albert Camus, publiées juste avant le 50e anniversaire de la mort de l’auteur français, le 4 janvier 2010. (Source : https://fr.yna.co.kr/view/AFR20091216001500884).

Le 5 décembre 2022

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