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Les écrivains d’expression française en République de Moldavie : partie II

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Article par Ana Gutu

L’article passe en revue ponctuellement la création des écrivains d’expression française qui sont originaires de la République de Moldavie, et qui ont créé des œuvres littéraires en prose ou en vers en français. Le cas de cet espace culturel est spécifique, car l’acte créateur de ces écrivains francophones de la Bessarabie est envisagé comme une manifestation d’une double identité, d’un cosmopolitisme dans le sens le plus positif du terme, d’une appartenance culturelle qui a été acquise par formation et non pas de par leur naissance.

Nous allons examiner plus en détails la création poétique de Monsieur Simion Raileanu, docteur ès lettres, maître de conférences, professeur universitaire, qui a publié deux recueils de vers en roumain : « Rasarit si apus de soare, versuri », et « Eternitatea dragostei ».

En 2004, à l’âge de 68 ans, après plusieurs années de doutes et d’incertitudes, il a publié en français le recueil de poèmes « La tendre rosée du matin ». Pour lui cela a été un véritable acte de courage, car, étant professeur, il a profondément cru dans sa vocation d’enseignant, sans oser s’attribuer par modestie le statut de poète. Les poèmes recueillis ont été écrits dans différentes périodes de sa vie, plus particulièrement lors de son séjour en Algérie, où il avait travaillé comme traducteur dans les équipes des géologues (comme j’ai déjà remarqué, c’était une ancienne tradition soviétique d’envoyer des professeurs, spécialistes en différents domaines, pour travailler dans les pays nord-africains, où le régime rêvait de construire le communisme).

D’une sensibilité fine et débordante, Simion Raileanu apparaît comme le produit spirituel d’une identité plurielle – d’un côté c’est l’identité roumaine d’obédience bessarabienne, et, d’un autre côté, c’est l’identité francophone, bâtie sur l’expérience algérienne. La deuxième a comme pré-condition la langue française acquise en formation universitaire, à laquelle s’est greffée une formation scientifique complémentaire – le doctorat. La trajectoire de ces formations est assez ingrate du point de vue phénoménologique : faire une recherche scientifique en langues romanes dans un pays slave. Je dois noter cette expérience qui était obligatoire pour tous les chercheurs à l’époque. Toute une génération d’universitaires a suivi ce trajet. Cela ne veut pas dire que je diminue l’importance des écoles scientifiques russes en matière de langues romanes.

Pourquoi des poèmes ? « Si la narration vit de la sève du passé, du fait accompli et raconté, en revanche, le poème instaure le présent et il s’ouvre vers l’avenir. » (Miclau, 2001 : p. 13).

Le déclenchement de l’acte créateur en français chez Simion Raileanu a été surtout dû à sa présence professionnelle dans un milieu francophone maghrébin, quoique la période de sa formation ait aussi eu un rôle à jouer dans le lancement des premières poésies. Comme tous les universitaires, Simion Raileanu est un homme modeste qui a pris du temps pour publier ses vers. Les doutes qui le rongeaient de l’intérieur l’ont fait accumuler tous ses poèmes durant les années pour les imprimer à peine en 2004 dans un recueil où, certainement, pas mal de poésies ne se retrouvent pas. Il ne se croit point poète, il ne prétend même pas à ce titre très pompeux pour lui :

Je ne suis ni Eminescu, ni Alecsandri,

(Mon Dieu, aurais-je le droit d’y penser au moins ?)

Mais tout bonnement un simple amateur de poésie,…

Rien qu’un griffonneur ardent de prose en poésie.

(Moscou, 1973)

(Raileanu, 2004 : p.40).

La poésie bessarabienne constitue une source inépuisable de créativité, originalité, stigmatisée par la quête éternelle de l’idée nationale. „Citind acum cele mai frumoase poezii scrise de poeţii basarabeni în ultimul secol, constatăm că populaţia luată prizonieră, cu teritoriu cu tot, de Uniunea Sovietică n-a dispărut - aşa cum înclinam din egoism să credem, ca să considerăm cazul închis. Dovezi că n-a dispărut ne tot parvin, după 1989, însă poezia constituie cea mai convingătoare şi expresivă dovadă.” (Ştefănescu, 2004 : p.267-268) – « En lisant les plus beaux poèmes écrits par les poètes bessarabiens lors du dernier siècle, nous constatons que la population rendue prisonnière, et son territoire avec, par l’URSS n’a pas disparu, comme nous le croyions par égoïsme, pour classer le dossier. A partir de 1989, les preuves ne cessent pas de parvenir, mais la poésie en est la preuve la plus convaincante et la plus expressive ». (traduction A.G.).

Les poèmes de Simion Raileanu sont précédés d’aphorismes, à ce niveau pré-textuel l’auteur nous communique en fait le leitmotiv de chaque création poétique à part, pour rassurer une fois de plus son lecteur dans les supposés du décodage du texte poétique. Les poèmes de Simion Raileanu peuvent être attribués au genre moderne, malgré leur altérité créative dans le temps. Nous nous rallions à l’opinion de Paul Miclau qui affirme : « …le poème moderne est avant tout un poème de l’espace. Selon certains chercheurs, cette spatialité est l’attribut essentiel du poème moderne, vidée en large part de la nature événementielle. » (Miclau, 2001 : p. 9). Rapportée à l’univers idéatique de Simion Raileanu, cette affirmation semble cadrer parfaitement avec les isotopies que nous avons identifiées dans les poèmes de Simion Raileanu. Tous ses poèmes – une soixantaine au total – couvrent cinq isotopies magistrales : amour, famille, femme, périple algérien, Dieu.

Les poèmes ne sont pas présentés dans le recueil en ordre chronologique (car l’auteur mentionne également l’année de l’écriture de tel ou tel poème), mais par faisceau thématique.

Il est bien connu que « La charge émotionnelle est une des caractéristiques sémantiques de la poésie. C’est elle qui fait le lyrisme, autrement dit la présentation par le poète de sa propre image, l’épanchement de ce qu’il y a eu en lui de plus subjectif…. La poésie lyrique est celle qui, à l’origine, est accompagnée de la lyre. Mais le poète est un homme de langage et doit livrer combat à sa langue natale pour la plier à ses sentiments intimes. » (Milly, 1992 : p.225-226). Simion Raileanu livre le combat non pas à sa langue maternelle native, mais à sa langue maternelle par acquisition – le français - qui, élevée au rang d’une passion professionnelle, sert d’apanage naturel pour ses sentiments, ses histoires, ses expériences.

Le discours poétique de l’auteur est suffisamment transparent. Sans tomber dans la platitude, l’auteur a la plume sincère, son recueil de poèmes pourrait être surnommé « journal poétique ». Le « je » narratif devient chez le poète la parabole inévitable de mise en valeur de son micro-univers. Ce « je » transparaît même dans les titres : « J’aime la vie », « Je reste ton esclave », « Je t’aime », « Je te pardonne », « Je t’en prie », « Je pars », « J’espère ».

Dans ce sens je citerais Paul Miclau, et notamment le passage de son livre où il parle du poème de Baudelaire « Rêve parisien », la parabole convenant très bien pour caractériser la totalité des poèmes de M. Raileanu. Nous constatons « La matrice du « je » du poète vers l’éternité du présent…, autrement dit, il s’agit d’une extension, d’une massification du je dans le (s) poème(s). » (Miclau, 2001 : p. 14). Il est à noter que l’invocation du « je » est surtout présente dans les poèmes regroupés en deux isotopies : amour et femme.

Le premier type de « je » c’est celui personnalisé, faisant renvoi aux expériences personnelles dans l’amour, les séparations de la personne aimée :

Isotopie femme :

Combien de fois je m‘expose à ton passage,…

Combien de fois je t’attends à la même place,…

Combien de jours et de blanches nuits

Je resterai encore inaperçu de Toi…

(Combien de fois…, Moscou, 1973)

Isotopie périple algérien :

Je suis très loin de votre noble métier…

Toujours puis-je vous dire tout franchement…

Je vous verrais longtemps courbés…

C’est à vous que je parle mes « Beaux Sires »…

(Réflexions sur mon contact avec mes géologues, Skikda, Algérie, 1971)

Parfois Simion Raileanu se détache du « je » personnalisé, il prend de la distance par rapport à ses propres sentiments vécus, à ses histoires d’amour pour se poster en conseiller et précepteur, invoquant son expérience personnelle, mais au profit d’une sentence universalisante. Ce deuxième type de « je » est un « je » détaché, selon les propos de Todorov, dans ce cas « Le narrateur peut dire « je » sans intervenir dans l’univers fictif, en se représentant non comme un personnage, mais un auteur écrivant le livre. » (Todorov, 1968 : 1968 : p.64).

Isotopie Amour :

On peut à tout s’accoutumer,

Et comme preuve, faisons-en l’étude,

Je suis certain, vous le verrez,

Que l’on va prendre l’habitude.

(La force de l’habitude, Chisinau, 2000)

Un troisième type de « je » dans les poèmes de Simion Raileanu c’est le « je » dissimulé de l’auteur ; alors, comme dirait Todorov « Le narrateur véritable, le sujet de l’énonciation du texte où un personnage dit « je », n’en est que plus travesti. Le récit à la première personne n’explicite pas l’image de son narrateur, mais au contraire, le rend plus implicite encore. Et tout essai d’explicitation ne peut mener qu’à une dissimulation du sujet de l’énonciation. » (Todorov, 1968 : p. 66).

Isotopie Dieu :

Je vous demande mes frères, amis :

Etes-vous nés de Quoi ? De Qui ?

Quelle serait pour vous la Lumière

Et la Parole dans votre vie ?

Tellement brève et singulière ?

(Au début était la parole, Chisinau, 2004)

Si on pouvait catégoriser l’intentionnalité de l’écriture poétique, sans doute, on arriverait à la même conclusion que Benedetto Croce qui affirme « Le poète mimétise trois classes de choses et objets : les choses comme elles ont été et comme elles sont, les choses comme on dit qu’elles sont ou comme elles semblent être et les choses comme elles doivent être. » (cité d’après Portuondo, 1972 : p. 95, traduction de l’espagnol A.G.). Nous croyons que Simion Raileanu structure ses poèmes autour des deux premières options. La nature joue le rôle principal pour expliciter l’inamovibilité des choses pérennes. Dans l’exemple qui suit nous pouvons percevoir des accents alecsandriens, la mélodie pastorale des poèmes chantant le paradis de la nature :

Le soleil s’enfonce doucement dans la terre.

L’horizon rougeoyant s’éteint comme un feu

Dans l’eau noire encore frissonnante de la mer,

Caressée d’un dernier rayon lumineux.

(Soir d’été, Alger, 1970)

L’amour comme isotopie plastique fondamentale dans les poèmes de Simion Raileanu fusionne vers la fin du recueil avec l’isotopie Dieu, car c’est cette conclusion finale que l’auteur veut faire entendre au lecteur : l’amour c’est Dieu. Cette conclusion résonne comme une sagesse absolue à laquelle est venu l’auteur des poèmes :

L’amour c’est la force motrice de la vie,

Le besoin impérieux et doux de l’âme,..

Vive l’amour

Avec sa divinité…

(Amour, force divine, Chisinau, 2003)

Qui n’aime, peut-on se dire heureux ?

O, Amour, la Sainte Divinité –

Les Ecritures nous sollicitent :

Il faut aimer !

(Le bonheur d’aimer, Chisinau, 2003)

La poésie francophone de Simion Raileanu est une condensation d’un discours universitaire riche en expérience professionnelle, mais c’est aussi la manifestation d’une identité seconde, acquise par formation, une identité à l’origine de laquelle se trouve inévitablement le phénomène de la langue française. Le poète réussit à transposer le monde idéatique intérieur dans un moule autre que celui de la langue maternelle roumaine. Cette appropriation transversale d’une identité seconde s’est produite non pas grâce à un séjour en France (comme c’est l’exemple de l’exil roumain), mais grâce, premièrement, à la formation linguistique professionnelle (dans ce cas – dans un milieu russe) et à une expérience professionnelle dans un pays francophone autre que la France – l’Algérie.

Source : http://anagutu.net

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