Article d’Henri Gillet
Elle-même professeur, Tatiana Cojocaru assure la formation de ses collègues qui enseignent le français dans la région de Stefan Voda, au sud de la Moldavie. Elle s’efforce de les convaincre de faire travailler leurs élèves sur un mode ludique pour les intéresser, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, en utilisant les méthodes qu’elle a ramenées de France ou que lui fournit l’Alliance Française. « Les enfants doivent apprendre avec plaisir. Nos méthodes sont trop classiques, littéraires » plaide-t-elle. Et d’appuyer sa démonstration en ouvrant les sites internet consacrés à l’apprentissage du français : « On trouve des leçons toutes prêtes, des fiches pédagogiques, on peut utiliser des chansons, des reportages. On peut même s’entraîner à corriger son accent ! » s’enthousiasme-t-elle.
Le français occupe une place centrale dans la vie familiale de Tatiana. Au mois d’août, elle est venue rendre visite à sa fille, étudiante à Poitiers depuis deux ans, et qui, ayant trouvé un boulot d’été, ne pouvait pas revenir au pays. « Quand elle nous a quittés, elle venait juste de passer son bac. Elle n’avait que 18 ans. Les cœurs étaient gros de chagrin et d’angoisse quand avec mon mari on l’a vue monter dans le bus d’Eurolines, à Chisinau ».
L’enseignante a suivi à deux reprises les stages d’été de Besançon pour professeurs moldaves. Cela lui a permis aussi de découvrir Paris, Strasbourg et même, suite à une invitation, de pousser jusqu’à Bordeaux et Agen. A ses retours, chaque fois ses élèves se montraient de plus en plus curieux. Elle prenait les devants, en leur lançant d’emblée : « Non, je n’ai pas mangé de grenouilles ! ».
« Quand le prof se débrouille… les élèves aussi ! »
L’expérience a conduit Tatiana à une conclusion simple : « Quand le prof se débrouille… les élèves aussi ! ». Alors… elle se débrouille. Avec Solidarité Laïque, Gérard Broussaud et ses amis, qui lui ont fourni des cartons de livres, des BD très appréciées, permettant de constituer l’embryon d’une bibliothèque, avec les médecins français de l’AAMM (Association Aide Médicale Moldavie) auxquels elle a servi d’interprète. Ceux-ci lui ont rendu la pareille, en venant animer des tables rondes avec ses élèves, en apportant des affiches publicitaires, puis en récupérant dernièrement quinze ordinateurs, destinés à la classe de français.

« En Moldavie, on n’a pratiquement rien. Surtout dans les villages » constate-t-elle, « alors, il faut récupérer à droite ou à gauche. Un magnétophone par ci, un magnétoscope par là. C’est comme ça que les élèves du lycée ont pu voir le film « Tanguy ». Ils ont bien ri, mais ça les a aussi fait réfléchir ». C’est aussi avec les moyens du bord que ses classes ont monté en français, dans une version raccourcie, le « Médecin malgré lui » de Molière.
« Dans les villages, les élèves apprennent ce qu’on leur donne »
Tatiana a bien du mérite à garder le moral. Ces quatre dernières années, seulement cinq nouveaux professeurs de français sortis de l’université de Chisinau sont revenus s’installer dans la région. Bien sûr, il faut compter avec le problème démographique : les parents partent, moins d’enfants… moins de professeurs. C’est valable aussi pour l’anglais.
Mais elle a du mal à cacher un mouvement d’humeur : « En fait, dans les villages, les élèves apprennent ce qu’on leur donne. A Stefan Voda (8000 habitants), maintenant c’est l’anglais le premier. Normal, les Anglais, les Américains se sont occupés des écoles primaires et les Français ont laissé faire depuis vingt ans. De toutes façons, on n’en voit jamais ! ».
« Nous, on garde la foi… Notre premier métier, c’est le français ! »
Natalia Cujba a eu de la chance. Elle fait partie de ces professeurs de français invités à suivre un stage de trois semaines à Besançon. Près d’un tiers de siècle après s’être mise à l’apprentissage de la langue. La Moldave, 43 ans, mariée, deux enfants, en a profité pour en garder le maximum d’images : Paris bien sûr et Strasbourg. Heureuse idée, car la première chose que lui demandent ses élèves, c’est : « Madame, vous êtes allée en France ? ». Alors, ils se pressent tous derrière son dos et elle tourne les pages de son album photos.

Son emploi du temps est partagé entre les champs - 8 heures chaque jour à ramasser les poireaux, pommes de terre, choux, concombres - et ses six heures de cours. L’hiver, quand la campagne est gelée, elle souffle un peu. « Ici, dès que la classe est finie, tout le monde court vers son bout de terrain, parfois deux-trois hectares. Même les enfants ! Il suffit de regarder leurs mains… ». Sa collègue, Larisa Munteanu, 54 ans, quatre enfants, 32 ans d’enseignement et qui n’est jamais venue en France, paraît épuisée. Toutes les deux relèvent la tête avec un même mouvement de fierté : « Mais on garde la foi. Notre premier métier, c’est le français ! ».
« Madame, pourquoi vous faites ce métier… avec tous les diplômes que vous avez ? »
Les deux professeurs dissertent entre elles sur la meilleure façon de motiver leurs élèves. « Pour les petits, c’est assez simple. Il faut leur donner des notes encourageantes. On leur met 7-8 (sur dix), puis 9… et ils veulent 10 ! Avec les grands, ça ne marche plus. Mais ils sont poussés par leur proche avenir, l’envie de réussir et beaucoup veulent partir au Canada ». Au point parfois d’en être cruels : « Madame, pourquoi vous faites ce métier… avec tous les diplômes que vous avez ? ».
Pourtant, les enfants se révèlent parfois les meilleurs aiguillons. Fatiguée, Natalia voulait faire le minimum lors de la dernière fête de la Francophonie. Ce fut une véritable révolte dans la troupe. « Pas question ! Nous, on veut nos jeux, nos poèmes, nos chansons, nos films ! ». Mai 68 à Molesti ! Requinquée, Natalia leur a passé « Les Choristes » de Gérard Jugnot. Un triomphe ! La journée a pris fin avec un pot pourri de chansons françaises que toute l’école a repris en chœur…
Dans le rayon (district) de Ialoveni, l’anglais a pris le dessus sur le français, à la demande des parents, mais celui-ci reste bien présent. Et, phénomène impensable, on a vu dernièrement des villages revenir au français intégral. Des parents, qui avaient appris le français et en gardaient la nostalgie … ne comprenaient rien aux devoirs en anglais de leurs rejetons et enrageaient de ne pas pouvoir les aider ou les surveiller !
Une leçon de démocratie et un chèque de 150 000 €
Natalia et Larisa aimeraient bien donner un coup de pouce supplémentaire à leurs ouailles. Elles rêvent de pouvoir leur distribuer de bons points pour les récompenser : des photos de Joe Dassin, Laura Fabian, Patricia Kass, venue à Chisinau où elle a fait un malheur, de footballeurs, des casquettes, des t-shirts avec des inscriptions en français. Surtout, elles voudraient pouvoir correspondre avec des écoles de France. Les petits Moldaves ne tiennent pas en place à cette idée … mais, là-bas, où on a tout, c’est autre chose. Bien sûr, elles aimeraient aussi que des francophones de passage fassent une petite halte dans leur classe. Jusqu’ici, elles n’en ont vu que deux : l’un de Bourges, l’autres de Rennes.
Molesti est pourtant une petite bourgade de 4000 habitants qui ne reste pas les deux pieds dans le même sabot. Voici trois ans, l’UNICEF a lancé un concours primé par Veolia, visant à promouvoir l’exercice de la démocratie en Moldavie, invitant les communes à déposer un projet qu’elles souhaitaient réaliser.
Molesti s’est porté candidat ainsi qu’une vingtaine d’autres concurrents. Ses habitants se sont réunis, ont longuement discuté pour finalement tomber d’accord : la priorité, c’était de rénover le lycée, parce que cela concernait l’ensemble des familles et représentait l’avenir des générations futures. Pour bien montrer leur détermination, les habitants se sont engagés à faire eux-mêmes les travaux et ont versé 12 € d’engagement - une somme en Moldavie - par foyer.
C’était suffisant pour emporter la conviction du jury. Molesti a été désigné comme l’un des deux gagnants au niveau national et a reçu un chèque de 150 000 € pour son lycée qu’on n’appelle plus que le « lycée Unicef », servant aussi à embellir la classe de français.