Pour moi, l’an 1989 a été marqué par un événement dont peu de monde se souvient aujourd’hui. Il s’agit du lancement du film documentaire « Binecuvântare » (“Bénédiction”), ce film qui, aux années ’89, ’90, ’91 émouvait des salles pleines de gens qui regardaient l’écran les yeux en larmes.
"Bénédiction" - un film qui faisait les gens pleurer
L’appareil de projection évoquait devant eux un fragment de l’essence nationale, l’être humain n’étant pas présenté comme un individu, mais comme une partie d’un peuple qui est à la recherche de ses droits, qui avait une histoire à l’intérieur de laquelle il y a des personnalités importantes. C’est pour la première fois qu’on entendait les paroles de Pan Halippa, de Ion Inculeţ, de Ion Pelivan, de Elena Alistar, de Alexei Mateevici et on avait l’impression que les gens étaient sur le point de s’éveiller après un sommeil maudit et ne réalisaient pas encore que le film montrait en fait une réalité. Les peu nombreuses copies du film dont le studio disposait ne faisaient pas face à la demande des spectateurs.
Il faut connaître l’histoire de l’apparition de cette pellicule
L’an 1989. Je voyageais dans un trolley lorsqu’un jeune homme s’est approché de moi et m’a demandé si j’avais des matériaux sur Alexei Mateevici. Il s’est présenté : Alecu Deleu, metteur en scène. Ce même jour-là, nous avons eu une discussion pour que je comprenne ses intentions. Avant, je n’avais jamais écrit de scénarios, tandis qu’il souhaitait produire un documentaire englobant des éléments de fiction, d’avoir quelqu’un pour interpréter le rôle de Mateevici. Il pensait également à des épisodes filmés dans la rue, à des fragments historiques, à des collages de photos. Le tout devait avoir un axe, un support intérieur pour soutenir l’idée de base.
Nous avons convenu que le scénario soit composé de trois strates temporelles. Une strate historique, une strate de la vie quotidienne proprement-dite et une strate de la lutte qui était sur le point d’être lancée.
Le lendemain, le scénario était prêt. L’idée de la renaissance nationale y était fondamentale, évoquant l’an 1905, jusqu’en 1917 et en arrivant à l’an 1989. Le personnage principal était le prêtre Mateevici ; par le biais de son poème « Notre langue » nous abordions le problème de la langue qui attendait sa résolution.
Il nous fallait un acteur pour le rôle de Mateevici et j’ai pensé à Ion Găină qui enseignait à l’époque à l’école de Zaim, qui était connu comme un grand passionné pour l’œuvre de Mateevici et qui en plus se ressemble au poète.
Nous sommes alors allés à Zaim. Ion Găină était vraiment très bon pour le rôle qu’on avait l’intention de lui attribuer. Entre temps, Alecu avait déjà commencé le tournage du film car le Soviet Suprême de la République Soviétique Socialiste Moldave avait abordé le problème de la langue, tandis que la foule scandait dans la rue « Unissez-vous, les Moldaves ! », optant pour la langue roumaine, et la délégation de Tighina, en signe de protestation, avait quitté la salle de sessions du Parlement.
Les policiers frappaient la foule de leurs matraques à gauche et à droite et ces images sont entrées dans le film. C’est alors que commençait la série de Grandes Assemblées Nationales et nous, dans la Ceaika, voiture de notre studio, nous roulions tantôt à Stăuceni pour filmer les colonnes de gens arrivant du côté du nord du pays, tantôt vers la direction du pont de la télévision où d’autres colonnes semblaient venir pour inonder la ville de Chişinău.
Il est impossible de montrer sur l’écran un tel élan. Des paysans aux plantes des pieds calleuses parcouraient à pied des dizaines de kilomètres pour arriver à Chişinău et entendre la vérité prononcée à une tribune. C’était ça, l’éveil national, la recherche de la vérité.
Lorsque nous sommes arrivés à l’étape de la sonorisation, il nous fallait quelqu’un pour lire les textes, car le succès du film dépendait en grande mesure de la voix derrière l’image. Ce fut Alecu qui a lu lui-même les textes masculins, tandis que sa sœur, l’actrice Nelly Cozaru, a lu les textes de Elena Alistar.
Quand on m’a invité dans la salle de projection, j’avais des émotions qu’on peut à peine s’imaginer. C’est une chose - écrire un texte qui va paraître dans un journal ou dans un livre et s’est tout à fait autre chose - écrire un texte qui paraîtra sous la forme d’images, de métaphores, dans un langage qui a peu en commun avec le texte écrit.
Je me souviens avoir connue la plus longue pause au monde au moment quand sur l’écran est apparue l’inscription « Fin », la lumière s’est allumée dans la salle et le conseil artistique restait muet. C’est le rédacteur en chef du Studio « Arta », Constantin Munteanu, qui a commencé à parler le premier, en disant : « Je vous félicite ! Avec ce film, vous entrez dans la classique du documentaire moldave ». Tout le monde s’est mit à applaudir, tandis que nous étions décontenancés, moi-même, je me sentais épuisé.
Ce que nous avions vu sur l’écran faisait en effet une liaison entre le passé et l’avenir. Je me suis aperçu que ce miracle avait été possible seulement grâce au fait que nous avons misé sur la strate historique.
La réception du film par le studio, qui était divisé en deux camps à l’époque, a duré quelque temps, la première présentation publique a eu lieu à la Maison de l’Acteur de Chişinău où le chanteur Nicu Alifantis allait donner un concert. Je ne sais pas pour quelle raison, moi, je n’ai pas été invité à la première. Le lendemain, lorsque je me dirigeais vers la Maison de la Presse, un inconnu s’est arrêté près de moi, m’a embrassé comme un frère et m’a félicité pour ma réalisation cinématographique. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec le futur premier-ministre moldave Mircea Druc.
"Bénédiction" nous bénit
Plus tard, au Festival de Kiev, le film « Bénédiction » a été présenté par le cinéaste Sergiu Burduh, car notre équipe n’a pas été invitée au festival. Après la présentation, toute la salle s’est levée et a cinq minutes ovationné au succès de la cinématographie moldave. Nous n’avons remporté aucun prix, parce que la presse russe nous a attaqués directement, déclarant que nous propagions la haine entre les peuples, ce qui n’était pas vrai. Or, pour la première fois, nous avons dit à haute voix qui nous sommes, d’où nous venons et ce que nous voulons faire.
Ceux qui ont vécu à cette époque-là peuvent se considérer des gens heureux, puisque peu de générations ont la chance de connaître ce que c’est que le moment de l’éveil de la conscience nationale qui a été et reste le plus sacré sentiment d’une nation.
Voilà pourquoi, l’an 1989 restera dans notre histoire comme une année cruciale, pareille aux années 1918, 1859, 1812, 1940…
Article de Iurie Colesnic, publié sur http://natura.md/index.php?module=articles&act=show&c=8&id=617.
Traduit pour www.moldavie.fr
Le 25 août 2008