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La vie des étudiants de Chisinau dans les années 1944-1956 (I)

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Aurelia Felea

Etude d’Aurélia Felea

Une partie importante de la population en Moldavie continue d’associer le passé communiste avec une notion de stabilité économique, de protection sociale et avec l’enseignement gratuit. Toutefois, si l’on interroge plus profondément des gens qui ont connu cette période-là, on peut constater que rares sont ceux qui admettent que l’Etat a joué un rôle crucial dans leur réussite personnelle.

Ma mère qui aimait le français et qui, après un concours difficile, a été inscrite à une faculté de langues étrangères, a dû abandonner ses études car mon grand-père était déjà trop vieux pour pouvoir l’aider. Or sans l’appui des parents, c’est-à-dire, sans argent ou vivres, on ne pouvait pas se débrouiller. Ainsi, elle s’est vue contrainte de poursuivre des études par correspondance, mais pas en langues étrangères, ce qu’elle a regretté toute sa vie. Quant à mon père, il reconnaît que s’il n’avait pas dû travailler pour entretenir sa famille, il aurait continué ses études et aurait certainement eu une autre destinée.

La question qui se pose alors : sous le régime communiste, qui réussissait à faire des études ? Les jeunes avec du talent et les étudiants persévérants ou bien ceux qui pouvaient compter sur le soutien de leur famille ? Quelle était, dans cette équation, la place de l’Etat, étant donné que les bourses d’études, selon nos parents, « ne valaient presque rien » ?

* * *

Cette étude fait le point sur la situation matérielle des étudiants de Chisinau, la capitale de la Moldavie soviétique, dans les années 1944-1956, une « longue » décennie qui a inauguré le régime communiste en Moldavie après le retour de l’administration soviétique à la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Dans le cadre de la nationalisation de l’économie et l’instauration du Parti-Etat, le régime communiste a proclamé l’édification d’une société moderne, culturelle et équitable. Or, dans la Bessarabie d’entre les guerres, il n’y avait pas d’universités, à part les deux facultés de l’Université de Yassy (la faculté de théologie, créée en 1926, et celle d’agronomie, créée en 1933). En 1944, au retour des soviétiques, l’Institut Pédagogique Moldave, fondé en 1940, a été ré-ouvert car il avait été transféré en Russie pendant la guerre.

En 1945, l’Institut de Médecine de Chisinau et l’Université d’Etat ont été fondés. Hormis leur vocation naturelle de former des professionnels (ou, dans le langage de l’époque, « des spécialistes à formation supérieure »), ces établissements avaient également pour mission de lancer les premières cohortes « d’hommes nouveaux soviétiques ». Dès le début, ce processus était contrôlé par le Conseil des Commissaires du Peuple de l’URSS. Par conséquent, le montant des financements, la désignation des responsables, les programmes d’enseignement et les directions de recherches, etc. tout était conçu depuis Moscou, alors même que cette région était à dominante agraire et que l’éducation générale et universitaire ne concernait qu’une couche très mince de la population. Le nombre total d’étudiants réellement possible, c’est-à-dire des personnes susceptibles de recevoir, pendant la décennie en question, l’attestation d’études secondaires (document qui ouvrait la voie vers les études supérieures) était de beaucoup inférieur à celui fixé par le Plan. Ce dernier exigeait l’inscription d’environ 1 300 étudiants par an, mais à cause des pertes humaines subies pendant la guerre, de l’émigration et d’autres facteurs, en 1945, il n’y avait presque pas de professeurs pour l’enseignement pré-universitaire.

Dans ces conditions-là, n’importe qui pouvait devenir maître d’école, professeur et même directeur d’école, pourvu qu’il/elle soit allé au lycée avant la guerre et ait suivi les cours pédagogiques de quelques semaines organisés par le nouveau pouvoir.

Dans l’enseignement supérieur, la situation n’était guère meilleure et seuls quelques professeurs de ce niveau avaient un doctorat : 315 professeurs travaillaient dans les trois instituts pédagogiques du pays en 1956, et seulement 52 avait soutenu une thèse de doctorat. Malgré tout cela, le régime n’a pas hésité à déporter les personnes considérées comme indésirables sur le plan politique, et parmi elles il y avait des professeurs, directeurs d’écoles, étudiants. Le personnel pédagogique de l’enseignement supérieur étaient ainsi très fluctuant…

D’autre part, l’Etat incitait fortement les jeunes à se faire inscrire dans des universités, en leur promettant soutien et assistance : restauration en cantines, logement et même bourse pour les étudiants qui obtenaient de bonnes notes. Une résolution du gouvernement soviétique en 1943 fixait le montant des bourses des étudiants des établissements d’enseignement supérieur de l’URSS, soit de 140 à 315 roubles, en fonction de l’institut fréquenté et de l’année d’études. Les étudiants qui avaient des notes excellentes à tous les examens bénéficiaient d’un supplément de 25 % du montant de la bourse. Cet argent était censé couvrir leurs besoins quotidiens en nourriture, vêtements, livres, etc.

De plus, l’Etat souhaitait assumer l’hébergement des étudiants, mais cet engagement était difficile à réaliser à Chisinau après la guerre. Le centre et le sud de la ville avaient été sérieusement détruits pendant la guerre. Seuls les immeubles élégants de la partie nord qui avaient appartenu à l’élite d’entre les guerres étaient en bon état, mais la plupart ont été vite occupés par des fonctionnaires de haut niveau. C’est pourtant des immeubles de cette partie de la ville qui ont constitué les premières locations de l’Institut Pédagogique et de l’Institut de Médecine, de même que celles de l’Université et même les foyers pour étudiants.

Les premiers étudiants de l’Institut de Médecine ont été hébergés dans les anciennes annexes de la résidence du métropolite, ainsi que dans des baraques et même des tentes. Mais deux ans plus tard, ils ont déménagé dans un immeuble de deux étages aux vitres brisées, sans eau courante ni électricité, ni même installations sanitaires, sans meubles également (pas même de lits !), et par-dessus tout, massivement peuplés par des punaises. On répartissait jusqu’à 30 étudiants dans chaque pièce, c’est le nombre de personnes que pouvait héberger un espace clos qui ne disposait en fait que de murs et d’un plafond. Les filles, qui étaient plus nombreuses, devaient se partager les lits par deux. Puis le nombre de personnes a graduellement baissé jusqu’à 6-7 personnes par pièce ; certains se sont mariés, d’autres ont abandonné les études.

Dans ces pièces, on dormait, on étudiait, on faisait la cuisine, on se lavait, on faisait la lessive. Pour lire ou pour avoir un peu d’intimité, les étudiants se retiraient dans le cimetière arménien ou sur le bord d’un lac qu’ils avaient eux-mêmes creusé et aménagé ces années-là dans le cadre des travaux publics imposés par les autorités.

Les étudiants de la faculté de philologie de l’Université ont passé plusieurs mois dans des chambres sans lits. « Notre joie fut immense quand en décembre 1946 on nous a donné des housses de matelas. Nous sommes alors tous allés à Sculeni chercher de la paille pour les remplir et en faire des matelas », raconte Ion Osadcenco, un des étudiants de l’époque, devenu plus tard Doyen de la faculté. Par ailleurs en 1948, jusqu’à 110 étudiantes ont été logées dans une salle de sports.

Les établissements d’enseignement ne disposaient pas de logements pour tous les étudiants qui en avaient besoin. D’autre part, le loyer d’une chambre, aussi modeste qu’elle soit, dépassait les possibilités financières de la plupart des étudiants, tandis que l’Etat leur offrait une compensation plutôt symbolique avec seulement cinq roubles par mois. Ceux qui réussissaient à faire accepter d’autres moyens de paiement à leurs propriétaires avaient beaucoup de chance (par exemple, effectuer des travaux, comme couper du bois, etc.).

Vers la fin des années 50, un petit campus universitaire d’une capacité de 1300 personnes a été construit pour l’Université d’Etat de Chisinau. Un foyer de 227 places a été ouvert plus tard, en 1973, pour l’Institut Pédagogique. Mais l’Etat soviétique n’a jamais pu honorer son engagement, pris quelques décennies auparavant, d’assurer du logement pour les étudiants.

Voyons maintenant comment mangeaient les étudiants dans cette période-là. Jusqu’en 1945, à Chisinau on voyait partout des paysans en charrettes qui vendaient du vin, des fruits et des légumes. Dans les années 1946-1947, tout cela a disparu, les années de sécheresse, les pressions fiscales sur les agriculteurs, ainsi que la collectivisation ont amené les villageois à la pénurie.

Dans les années d’après-guerre (1945-1948), on ne pouvait plus vendre librement des produits alimentaires, ceux-ci étant distribués en fonction des bons délivrés mensuellement par les autorités à certaines catégories de la population : employés d’Etat, étudiants, élèves. Ces bons donnaient droit, par exemple, à 1 livre de pain par jour, mais la quantité de produis disponibles était toujours insuffisante pour répondre aux besoins réels de la population, raison pour laquelle il y avait toujours de l’agitation et même des bousculades pendant la distribution des denrées. Perdre les bons était une véritable tragédie, car cela voulait dire risquer de mourir de faim.

Quant aux étudiants, les bons leur donnaient la possibilité de manger à la cantine de leur université, mais les inconvénients de l’alimentation des cantines soviétiques, et pas seulement à cette période-là, sont multiples et archi-connus : nourriture faiblement calorique, produits de mauvaise qualité, repas sans saveur, conditions sanitaires douteuses, personnel grossier et souvent malhonnête. Les responsables des établissements d’enseignement devaient surveiller en permanence les cantines afin de diminuer les substitutions d’aliments que les employés des cantines étaient tentés de commettre. « L’alimentation était mauvaise, le pain était distribué avec des bons, à la cantine on ne mangeait que de la soupe avec quelques morceaux de choux flottant par-ci, par-là. Nous allions à la cantine avec des gamelles espérant recevoir ainsi une ration plus grande de soupe que si on nous la servait dans les assiettes de la cantine », se souvient un ancien étudiant en médecine.

« En échange des bons, nous recevions chaque jour 500 grammes de pain noir qui était aigre et avait la croûte brûlée et la mie crue, se souvient un autre étudiant de l’époque. Je mangeais à la cantine qui était près de notre foyer. A chaque repas, on nous donnait de la soupe avec des tomates vertes et quelques grains de céréales. Pour moi, qui souffrait d’une gastro-duodénite chronique, avoir au petit déjeuner et au déjeuner de la bouillie de céréales, et au dessert de la gelée de fruits, c’était la fête ».

La bourse permettait aux étudiants de ne prendre qu’un repas par jour à la cantine de l’université. S’ils trouvaient quelques produits, les étudiants cuisinaient avec plaisir. Le feu était entretenu avec du bois provenant des immeubles détruits ou des chantiers de construction de la ville.

Même pendant les meilleurs jours, les étudiants mangeaient modestement : des pommes de terre cuites ou frites, de la mamaliga (faite avec de la farine envoyée par les parents vivant à la campagne), de la citrouille cuite, du poisson saumuré (qu’ils achetaient au marché), ou parfois du lait que des paysannes vendaient à l’entrée des foyers.

On doit noter aussi qu’à part le pain distribué à partir des bons, on pouvait également s’acheter du pain prétendu « commercial » au prix officiel de 9 roubles le kilogramme (tandis que le prix de marché était de 100-200 roubles). Mais ce pain dit « commercial », qu’on vendait périodiquement, était très demandé et il fallait faire beaucoup d’efforts pour s’en procurer.

« Nous nous réveillions à quatre ou cinq heures du matin et allions faire la queue là où l’on vendait du pain. Nous nous soutenions les uns les autres pour ne pas tomber, car nous étions tous très maigres et faibles. Et il fallait le faire avant 9 heures du matin, heure à laquelle les cours commençaient. »

Dans les cantines, on vendait également des tartines, de la bouillie, mais tout ça était distribué très vite et les étudiants devaient recourir à de véritables stratégies pour y accéder.

Certains étudiants ne consommaient qu’une part de leur ration quotidienne de pain et vendaient ce qui leur restait, obtenant ainsi de l’argent pour acheter d’autres produits, essentiellement alimentaires. D’autres allaient même plus loin, ils vendaient au marché et à prix normal du pain commercial et d’autres produits alimentaires qu’ils avaient eu la chance d’acheter dans les cantines.

A la campagne, on recourrait à des « stratégies » identiques : puisque l’argent leur manquait, les villageois vendaient au prix le plus élevé une partie des céréales fournies par l’Etat le mois d’avant, et l’argent ainsi gagné leur servait à acheter du pain pour le mois en cours…

Article repris sur http://www.contrafort.md/numere/studen-ilor-din-chi-u-n-anii-1944-1956-i

Relecture : Didier Corne-Demajaux.

Traduit pour www.moldavie.fr

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