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L’autonomie gelée des Gagaouzes, chrétiens turcophones de Moldavie

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Article* de Simon JEZEQUEL

Vingt quatre ans après la chute du mur de Berlin, les revendications des Gagaouzes sont peu à peu tombées en ruine. A la suite de l’indépendance de la Moldavie en août 1991, un statut administratif très particulier fut accordé à ce peuple à part entière en Europe post-soviétique. Pourtant, la Gagaouzie peine encore à tracer sa propre voie, prise entre une identité locale en perte de vitesse, une économie balbutiante et des querelles internes à la région. Immersion dans une région oubliée du Vieux Continent, aux confins du monde russe et de l’espace turc.

« Bienvenue au centre de l’Europe ! »

Chisinau, gare du Sud, il est 13h00. « Un touriste, ici ? », s’exclame le chauffeur du minibus en me dévisageant avec intrigue. Impossible de passer inaperçu dans le seul moyen de transport public en direction de Comrat, la capitale gagaouze. L’intérieur est bondé, jusque dans l’allée centrale où des tabourets ont été disposés à chaque rangée. Les secousses produites par les multiples nids de poule font davantage penser à un circuit de rallye qu’à un trajet en car. L’éloignement de la région des principales voies de communication moldaves contribue à faire de la Gagaouzie une périphérie d’une périphérie.

Déterminer l’origine des Gagaouzes est une question dont la réponse n’est pas plus facile à atteindre. Pas moins d’une vingtaine d’hypothèses s’affrontent pour déterminer les périodes et les lieux de déplacements de ce peuple de religion chrétienne orthodoxe et de langue turque¹.

Les Gagaouzes descendraient des tribus turques Oghuz, et auraient migré vers les steppes du Boudjak, situées au Sud de l’ancienne région de Bessarabie, alors annexée par l’empire russe en 1812, où un statut économique privilégié leur fut accordé par ce dernier².

Contrairement au cas de la région sécessionniste de Transnistrie (Etat autoproclamé indépendant de la Moldavie depuis 1990), le statut officiel de la Gagaouzie s’est négocié de manière pacifique à la suite de dislocation de l’URSS. Un accord entre le jeune Etat moldave et les autorités de Comrat a permis la création de l’Unité Territoriale Autonome de Gagaouzie (UTAG) le 23 décembre 1994. Le cas gagaouze est alors devenu pour certains spécialistes un cas d’exemple de résolution de conflit ethnique.

Depuis cette date, la Gagaouzie jouit d’un statut politique et administratif unique dans l’espace post-soviétique³. Le gouvernement autonome assure sa souveraineté dans les domaines aussi variés que la culture, l’éducation, les services de santé et sociaux, ainsi que les activités économiques locales et l’environnement.

Mais depuis les négociations de 1994, le temps s’est quelque peu figé. La réalité de l’autonomie s’éloigne peu à peu de ce cadre juridique, aussi bien pour les élites politiques que pour les citoyens. Les Gagaouzes n’en perdent pas pour autant leurs revendications régionales, comme me l’indique cette femme rencontrée à Ceadîr-Lunga, la deuxième ville de la région, qui m’apostropha non sans une pointe d’ironie : « Mais enfin nous sommes ici au centre de l’Europe ! »

A peine arrivé sur le sol gagaouze, je constate rapidement que le formalisme n’est pas une valeur locale. Ainsi, quelques heures seulement après avoir rejoint Comrat, me voilà déjà invité au sein du bâtiment du gouvernement Gagaouze, en face duquel trône un petit Lénine qui défie encore le temps et l’histoire.

Niché dans une cabine aux portes du hall d’entrée, le garde de sécurité me fait un signe bienveillant en toute discrétion sous son large képi, qui semble visiblement lui aussi dater de l’ère brejnevienne. Une fois arrivé au deuxième et dernier étage du bâtiment, mon interlocuteur s’avère être le directeur des affaires économiques. Ici l’étranger de passage est aussi rare que précieux. Il peut être une courroie pour transmettre, là-bas, en Occident, la voix de ce peuple méconnu. Dès les premières phrases échangées, M. Chiurcciu ne mâche pas ses mots. Les poings serrés contre la table, sous son costard minutieusement ajusté, il me lance les yeux écarquillés : « Le Parlement moldave n’a jamais pris en compte le statut particulier de la Gagaouzie ».

Dans une rue de Comrat (1)

Les relations entre les autorités Gagaouzes et l’Etat moldave fluctuent perpétuellement depuis 1994, en fonction du parti au pouvoir à Chisinau. Sous son air qui le ferait davantage passer pour un trader de Manhattan qu’un dirigeant d’une petite région post-soviétique, M. Chiurcciu poursuit imperturbablement : « Nous tenons malgré tout à conserver de bonnes relations avec le pouvoir central, sans quoi nous ne pourrions faire tourner notre économie. » Les petits drapeaux hissés sur le bureau de M. Chiurcciu prennent ici tout leur sens : tel une métaphore géopolitique, celui de la Gagaouzie est coincé entre ceux de la Moldavie et de l’Union Européenne. L’intégration au sein de l’Etat moldave est ici une priorité. Et l’Europe justement ? « Les vieilles démocraties de l’Occident, bien sûr, nous sommes prêts à coopérer avec elles », me déclare-t-il d’un ton déterminé, avant d’ajouter que la région conserve tout de même le regard tourné vers l’Est : « Nos premiers partenaires sont en Biélorussie, en Ukraine et en Russie, où des relations bilatérales sont nouées ». Après s’être poliment excusé des interruptions causées par les sonneries incessantes de son téléphone portable, M. Chiurcciu nuance ces propos : « Le problème reste endogène. Après dix huit années d’autonomie, notre statut n’en est qu’au stade embryonnaire, puisque nous n’avons pas encore d’élite politique à même de diriger la région ».

Dans une rue de Comrat (2)

Le petit cercle de professionnels qui tient les rênes de la région autonome n’en est pas moins étonnamment accessible, puisque quelques jours plus tard, c’est la porte du bureau d’en face que je franchis. Mon interlocuteur n’est autre que le vice-Başkan (comprenez « vice-président ») de la région autonome. La différence de ton est frappante, et reflète autant la complexité que l’incohérence qui règne au sein du gouvernement Gagaouze actuel. M. Janioglo est un ex-membre du KGB, et n’a visiblement pas perdu une miette de ses techniques interrogatoires acquises pendant l’ère soviétique. Après une série interminable de questions sur mon profil, c’est enfin à mon tour d’engager la discussion face à cet homme dont l’expression du visage semble aussi glacée que la température de son bureau. Sa position envers l’Etat moldave est tranchée : « Nous souhaitons vivre sous la protection d’une Moldavie souveraine. Mais le gouvernement actuellement en place à Chisinau est pro-roumain. Hors de question de soutenir cette position ! ». M. Janioglo me vante ensuite les mérites de la vision du monde portée par les autorités Gagaouzes : « Pour nous, l’Union Européenne et la Russie ne peuvent être divisées en deux acteurs opposés. Nous aspirons à ce que de ces deux côtés, la Gagaouzie soit considérée comme un modèle de bon développement ». En voilà un objectif ambitieux, qui rendrait pour le moins sceptique la vielle dame vendant des graines de tournesol dans un sot pourri posé à même le sol que je croise rue Lénine en sortant du bureau. Ce n’est qu’une fois immergé dans la plaine du Boudjak que le discours institutionnel laisse place aux visions portées par les Gagaouzes sur leur région. Des réalités plus sombres, mais surtout plus humaines.

Une autonomie virtuelle

Aliona a 43 ans. Installée derrière son stand sur le marché de Ciadir-Lunga, elle livre sans réserve sa perception de l’autonomie. « Pour moi, la Gagaouzie ne dispose d’aucune autonomie. Si l’on ne peut jouir des attributs d’un Etat, ne pas avoir de statut d’autonomie du tout serait même une meilleure solution ». La pauvreté qui sévit en masse dans une région qui offre peu de ressources naturelles exploitables ferait même pour certains regretter la période du marteau et de la faucille. « Un retour à l’Union Soviétique est inconcevable, mais cela nous apporterait certainement plus de stabilité ! » prétend Aliona.

« Je ne suis pas Moldave ! »

Eglise orthodoxe de Comrat

Un décor champêtre entoure le village de Mihail, jeune militant auprès d’une association locale. Au volant de sa citadine rouge, Mihail zigzague en évitant les cavités dispersées sur la route. « Si la Gagaouzie est unique, c’est avant tout pour sa diversité ! Dans chacun des 27 villages, tu peux trouver un dialecte et une identité différente ». En continuant de me témoigner sa fierté vouée à ses racines, Mihail maintient sa vigilance au volant. Mais politiquement, mon conducteur a choisi de rouler à contre sens. Son ONG promeut en effet la participation démocratique des jeunes au sein des institutions gagaouzes, dans une région où la confiance aveugle vouée aux dirigeants élus fait encore légion, héritage de l’époque soviétique oblige.

Direction Chirsova, un petit village partagé entre Bulgares et Gagaouzes où Mihail me présente sa demeure familiale. Ici, l’autonomie est vécue de manière décomplexée. Ivan, son père, est entrepreneur agricole et mène ses affaires prospères avec sa femme Maria, directrice d’une entreprise viticole. « Evidemment, l’autonomie ici est avant tout culturelle et linguistique, mais tout de même, cela nous permet aussi de développer des relations économiques avec la Russie et la Turquie. Mais plus d’autonomie ne nous ferait pas de mal, surtout dans les affaires intérieures, comme la police ou la justice ». Ivan est du genre optimiste, et ne dit mot des contraintes environnementales de la Gagaouzie et de son déficit d’infrastructure qui font d’elle l’une des plus désavantagée de Moldavie. Qu’importe, la famille Politsmerski ne se plaint pas, et la discussion devient même plus passionnée au moment où Ivan aborde avec enthousiasme le chapitre politique : « Je ne suis pas Moldave ! L’Union Européenne, oui, nous devons l’intégrer, mais sans l’aide de la Roumanie ! »

Encore une fois, je remarque que les roumanophones ne suscitent gère de sympathie parmi les locaux. « Mais attention, je suis aussi fervent supporter de Poutine et du projet d’Union eurasiatique qu’il défend. Nous devons impérativement maintenir notre lien historique avec la Russie. » Un pied en Occident, l’autre en Orient, en voilà une vision singulière. La Gagaouzie est décidément insaisissable, prise dans une situation d’entre-deux, tiraillée par l’influence des deux grandes puissances régionales.

Avec le panel de compétences autonomes entre les mains des Gagaouzes, on pourrait aisément s’imaginer que drapeaux, hymnes, slogans ou t-shirts à l’effigie des couleurs régionales fleurissent dans les rues de Comrat. Il n’en est rien. L’unité régionale est minée par des divisions politiques internes, incarnées par le duel Formuzal - Dudoglu. Des rivalités de pouvoirs s’entretiennent entre le premier, gouverneur de la région et réputé plus modéré, et le second, maire de Comrat et affilié à une tendance politique plus radicale. « Les leaders Gagaouzes ont deux visages : en campagne électorale, ils défendent les demandes régionales, et une fois élus, ils délaissent leurs promesses au profit des intérêts des autorités moldaves. » me révèle Vitali, journaliste à TV Gagaouze. Pas de tabou, mes interlocuteurs délient leur langue lorsqu’il s’agit de constater le fossé abyssal qui se creuse entre les compétences autonomes figurant sur le papier et celles qui voient réellement le jour.

Quelques heures avant mon départ, une mélodie stridente surgit du couloir du foyer étudiant de Comrat. Les trois concierges du bâtiment unissent leurs chants et leurs pas de danses avec les femmes de ménage, autour de l’une d’entre elles qui porte à bout de bras un plateau où trône une douzaine de verres… de cognac ! Il est 14 heures… Dans une euphorie collective, elles élèvent leurs intonations lors de mon passage. Un geste à l’image de la face cachée de la Gagaouzie. Une région divisée, mais qui ne ménage pas ses forces pour porter sa voix.

¹ J. Chinn and S. D. Roper, « Territorial autonomy in Gagauzia », Nationalities Papers, Vol. 26, No. 1, 1998.

² Sylvie Gangloff, in Bacqué-Grammont J.-L., Pino A., Khoury S. (ed.), « Débats sur l’histoire et l’identité des Gagaouzes », D’un Orient à l’autre, Actes des Troisièmes Journées de l’Orient, Louvain (Belgique), Peeters, « Les Cahiers de la Société Asiatique » (4) 2006, pp.249-266

³ Oleh Protsyk, « Gagauz autonomy in Moldova : the real and the virtual in post-Soviet state design », University of Pennsylvania Press, 2010.

* Article issu de la préparation d’un mémoire de Master 1 de Géographie à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne : "Géopolitique de la Gagaouzie. Fonctionnement d’une unité territoriale autonome en République de Moldavie.

Téléchargeable au lien suivant : https://www.academia.edu/5734176/G%C3%A9opolitique_de_la_Gagaouzie_unit%C3%A9_territoriale_autonome_en_R%C3%A9publique_de_Moldavie"

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