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La famine de 1946-1947 : Témoignages de l’écrivain Mihail Gheorghe Cibotaru

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La famine des années 1946-1947 a été une famine organisée : en effet, il y avait eu auparavant des sécheresses terribles de deux à trois années, mais personne n’en était mort. Les gens avaient des réserves des produits alimentaires. Puis, il s’est produit deux années de grande sécheresse, mais l’impôt était prélevé de la même façon que s’il y avait eu une très bonne récolte. En plus, on payait plusieurs fois le même impôt. On collectait aussi dans notre village (village de Varvareuca, district de Floresti, l’ancien district de Soroca) un fonds dit « fond oborony » (le fonds pour la défense). Les villageois, comme ils ne comprenaient pas le russe, l’appelaient « fondul boroanei » ( le fonds de la herse).

Une fois, à notre retour des champs, quand on est entré dans la cour, on a trouvé tout notre maïs chargé sur plusieurs charrettes : il devait être emporté pour le « fonds de la herse ». Mon père a fait alors beaucoup de bruit et il nous l’ont laissé. A ce moment, mon père a compris qu’il fallait faire quelque chose et il nous a demandé d’égrener tout le maïs que nous possédions. Il l’a mis dans des tonneaux en les cachant dans un entrepôt et les a couverts de briques de fumier. Grâce à ce maïs-là, nous avons pu survivre pendant la famine - les parents et nous, les quatre enfants.

A cause de la famine le gens devenaient fous

Je me rappelle deux cas de ce temps de famine. Une fois, je marchais sur un chemin et je suis tombé en face du père Simionica Bumbac, un vieux du village. Il n’avait pas d’enfants et vivait avec sa vieille. Il portait une écuelle pleine de noyaux d’abricot. Il m’en a proposé quelques-uns, mais j’ai refusé, parce que je savais que ce n’était pas bon.

Plus tard, j’ai appris que père Simionica était mort cette nuit-là. Il a été enterré une semaine plus tard, après qu’un voisin se fut aperçu que le vieux père ne sortait plus : il est allé lui rendre visite et il a appris de la vieille que le père était mort. Mais la vieille se taisait parce qu’elle ne voulait pas qu’il fût enterré : elle avait peur de la solitude. Le vieux père était mort sur le « lejanca » (un lit moulé en terre et chauffé par le poêle), mais la vieille dormait toujours à côté de lui. En général, les gens devenaient fous à cause de la famine. Il y a eu des cas de cannibalisme. Je sais qu’on parlait d’une famille venue d’ailleurs et on racontait que les parents avaient tué l‘un des enfants et l’avaient mangé ; les autres avaient fui la famille de peur d’être mangés, eux-aussi.

Ils mangeaient des grains de maïs et mouraient

Je me rappelle avec beaucoup de douleur un des mes camarades d’école, Gheorge Bordon. C’était aux Pâques et je partais vers les champs pour mener paître la vache. J’ai passé à côté de lui, il était si gonflé qu’on voyait à peine ses yeux. Il s’est approché et m’a dit :« Oh ! Micha, je crois que tu as dans ton sac du »pasca« (pain de Pâques, au fromage). Donne-moi s’il te plait un morceau et je te donne en échange une betterave pour ta vache ». Il n’a même pas attendu que je lui réponde et il m’a amené une betterave. J’ai refusé de la prendre, mais je lui ai donné un morceau de pain. Je revois toujours comment il dévorait ce morceau. Probablement, ne l’a-t-il même pas mâché, le pauvre ! Une semaine après, j’ai appris qu’il était mort. Et c’était des familles de propriétaires. Nombreux sont morts parce qu’ils ne mangeaient rien ou qu’ils mangeaient tout ce qu’ils trouvaient. Je sais qu’on nous donnait un demi-kilo de grains de maïs par mois et par personne. Certains étaient tellement affamés qu’ils mangeaient tous les grains avant d’arriver chez eux, et ils mouraient.

Le chou d’amour (une plante donc les feuilles sont comestibles) l’a sauvée de la mort

Mon frère cadet, Pavalas, est né en 1945. Et je me rappelle qu’avant l’arrivée de la famine, il y eut une maladie des poules, lors de laquelle presque toutes les poules dans le village sont mortes. Et Pavalas a mangé pour la première fois un œuf quand il avait deux ans. C’est ma tante qui le lui a donné à "Duminica Mare" ( 40 jours après Pâques). Cela lui a tellement plu qu’il suivait ma mère et demandait qu’elle lui fasse un œuf.

Pour se procurer de la nourriture, les gens vendaient tout ce qu’ils possédaient de précieux. Ma tante a vendu un tapis pour un seau de pommes de terre gelées. Et ma femme a été sauvée grâce au chou d’amour. Quand il commençait à pousser, les gens ne mangeaient plus que cela et devenaient verts comme le « chou d’amour ». Depuis, la pauvre souffre de foie.

Il n’y avait même pas de planches pour les cercueils

Cela fut un désastre comme on n’en avait jamais vu. On n’avait même pas de planches pour fabriquer des cercueils. On fabriquait des cercueils à partir des planches de portails, pour pouvoir enterrer les morts. A la fin, ils en sont arrivés à enterrer leurs morts sans cercueil. Les gens étaient si maigres qu’ils n’arrivaient même pas à porter les cercueils sur leurs épaules. Il y avait une charrette qui, d’un bout à l’autre, ramassait les morts. Les gens décédaient partout. J’étais en quatrième année de l’école et, alors, j’ai perdu beaucoup de mes camarades.

Il y a eu des morts aussi parmi les gens qui géraient bien leur propriété et qui en ont été dépouillés. Nous, nous avons eu la chance d’habiter près de la gare de Floresti où, jour et nuit, le pain était chargé pour être emporté en Russie. Les enfants partaient là, se mêlaient aux ouvriers et s’emparaient de poignées de grains de blé.

Je crois pas qu’il y ait eu dans l’histoire une destruction d’un peuple plus cruelle que n’a été cette famine - une famine spécialement organisée, de même façon qu’en Ukraine, pour détruire la population. Grâce à Dieu, certains ont survécu. Je suis pas sûr qu’une pareille famine ne puisse être de nouveau organisée, parce que chez nous, les gens ne sont pas unis. Ils ne se rappellent plus le mal qui leur a été fait.

Article publié dans « Journal de Chisinau » le 2 mars 2007, traduit par Leonid Vilcu et corrigé par Michèle Chartier.

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